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Paul ARIES - Site Officiel

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18 décembre 2015

Contre la participation austéritaire : votons des budgets en déséquilibre !

 

Les collectivités locales sont partout en train de voter leurs budgets. Elles ont l’obligation, contrairement à l’Etat, de voter des budgets en équilibre même si l’Etat impose des réductions massives de recettes. La diminution qui était déjà de 1,5 milliard d’euros en 2014 sera de 3,67 milliards par an jusqu’en 2017 et sans doute autant ensuite. Cette politique du gouvernement « socialiste » avec le soutien des écologistes (car EELV a voté les budgets nationaux) met l’ensemble des territoires en danger et empêche toute politique alternative. Comment mener une politique de transition écologique dans ce contexte ? Comment défendre et étendre la sphère de la gratuité ? On coupera en premier dans les subventions aux associations et notamment, les faits le prouvent déjà amplement, dans les subventions aux associations à caractère social, politique, culturel. Le Parti « socialiste » et ceux qui  votent ses budgets vont créer une France sans association, une France sans lien social, une France atrophiée. La droite proteste, bien sûr, mais elle est de mauvaise foi car son idéologie la porte à choisir le financement privé contre le financement public, à choisir le mécénat plutôt que l’impôt. Les villes couperont ensuite dans les budgets des services culturels (festival, spectacle de rue), sociaux (aides aux démunis), elles rendront payants des services jusqu’alors gratuits ou quasi-gratuits, elles multiplieront, sous prétexte d’économie, les délégations de service public auprès des grandes firmes capitalistes comme Veolia. Ces villes du Front de gauche, qui acceptent de conduire des politiques de droite, ne voient-elles pas qu’elles sont en train de sacrifier ce qui faisait justement la spécificité des villes populaires, notamment communistes, qu’elles sont en train de vendre leur âme, sous le prétexte de prouver que nos élus sont de « bons gestionnaires » ? Nous préparons ainsi la défaite de nos villes et la victoire de nos adversaires, notamment du FN qui se frotte joyeusement les mains. Le vote du budget est l’acte majeur politique d’une collectivité c’est pourquoi il engage avant tout la responsabilité politique des élus. La question de la responsabilité administrative ne vient que bien après. Les villes de gauche doivent refuser de voter des budgets en équilibre, mettant ainsi la balle dans le camp du Préfet (donc de l’Etat), qui saisira la Chambre régionale des comptes (CRC), laquelle proposera des mesures, que les villes continueront alors de refuser. Nous remettrons au pire les clefs de la bourse au Préfet (qui ne saurait qu’en faire face à un mouvement massif de désobéissance) mais nous conserverons intact notre parole politique et nos valeurs. Nous n’avons pas d’autre choix, sauf à nous décrédibiliser totalement et à accepter de devenir les « idiots utiles » d’un système austéritaire. Nous voyons en effet des villes de gauche, comme celles de droite, afficher massivement des banderoles contre la réduction des dotations de l’Etat, mais ces mêmes villes mettent cependant en œuvre des politiques austéritaires qu’elles disent dangereuses. Les élus se transforment alors en « bons gestionnaires » reprenant les clichés, les images, les formules, les réflexes qui sont ceux de la droite et de la fausse gauche, invitant à réaliser des économies, habituant les citoyens au discours austéritaire, banalisant tout ce que l’on combat. Nous voyons même des villes du Front de gauche inventer la « participation austéritaire » en invitant la population à proposer des solutions pour réduire les dépenses et équilibrer ainsi les budgets. Ces villes organisent des réunions publiques, sous prétexte de démocratie participative, en présentant les recettes et les dépenses sous forme de petits blocs de Lego, avec les montants réels indiqués sur chaque brique, puis en demandant aux habitants, réunis en petits groupes, de proposer, sous la conduite d’animateurs, des diminutions de charges… un gymnase en moins, des subventions coupées, etc. Ces élus de gauche se mettent à réagir comme ceux de droite et pire encore apprennent aux citoyens à adopter des réflexes de droite.  J’appelle donc solennellement les villes de gauche à ne pas devenir les meilleurs gestionnaires de l’austérité. J’appelle les villes de gauche à désobéir et à voter systématiquement des budgets en déséquilibre. J’appelle individuellement chaque élu à ne pas suivre les consignes de vote. La France n’a jamais été aussi riche qu’aujourd’hui.

PS : Les déclarations du Premier secrétaire du parti « socialiste » qui affirment que les têtes de listes EELV se sont déjà engagées par écrit à réaliser l’union au second tour des régionales confirment notre éditorial du N° des Zindigné€s d’octobre 2015. Ce sera sans nous ! Camarades candidats, prenez garde à ce que votre choix (PCF, EELV…) de toujours finir par voter socialiste au second tour ne conduise pas une partie du peuple de gauche à rester chez soi au premier tour.

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24 septembre 2014

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1 septembre 2014

Eradiquer la pauvreté ou développer les cultures populaires

Éradiquer la « pauvreté » ou valoriser les cultures populaires ?

 Paul Ariès, mai 2012

 

Il n’y a pas un monde « développé » et un monde « sous-développé ». Il serait plus juste de parler d’un seul monde, mais d’un monde mal développé, avec d’un côté vingt-huit pays qui, représentant 14 % de la population mondiale, s’approprient 52,1 % du PIB mondial et, d’un autre côté, soixante pays représentant 35,5 % de l’humanité mais n’ayant droit qu’à 11 % des richesses produites. Nations dominées politiquement et exploitées économiquement durant des siècles, quarante-quatre de ces soixante pays se trouvent en Afrique et en Océanie, dix en Asie, six en Amérique latine.  Mais si la « pauvreté » fait à nouveau parler d’elle c’est aussi parce que, du fait de la grave crise économique qui frappe les anciens pays industrialisés, une nouvelle « culture du pauvre » semble émerger dans les pays du Nord, où s’observe un phénomène de « démoyennisation » de la société dont témoigne en particulier le chômage massif des jeunes. Et cela au moment même où une frange de la population dans les pays dits « émergents », au Sud, semble s’enrichir à grande vitesse... Dans cette situation nouvelle, et alors que la crise économique est également sociale, politique et écologique, c’est le concept même de « pauvreté » qu’il convient de questionner.

Derrière les chiffres et les mots, la culpabilisation des « pauvres »

La lutte contre la pauvreté figure officiellement en tête des préoccupations de la communauté internationale. Le premier des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), adoptés en 2000 par les États membres de l’ONU et par les grandes organisations internationales, consiste à réduire de moitié, par rapport à 1990, et en quinze ans, la part des individus vivant avec moins de 1,25 dollar par jour. Ces dernières années, les institutions internationales, à commencer par la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI), se sont montrées très confiantes dans la réalisation de cet objectif. Il faut pourtant faire preuve de prudence devant un tel optimisme. Car, si la « pauvreté extrême » recule effectivement, cela s’explique principalement par l’expansion économique des pays émergents, la Chine en particulier. Et ce recul provient en partie de manipulations statistiques, les chiffres de référence étant sans cesse revus à la hausse : alors qu’on estimait à 800 millions les personnes en situation d’« extrême pauvreté » en 1980, ce chiffre a aujourd’hui été réévalué à 1,9 milliard. En augmentant artificiellement le nombre de pauvres d’hier, on relativise ainsi, rétroactivement, la pauvreté d’aujourd’hui… D’une manière générale, la pauvreté, considérée comme un fléau ou comme une survivance en marge de la modernité, tend à être statistiquement sous-estimée. La pauvreté concerne pourtant officiellement 57 % de l’humanité (4 milliards d’individus dont 2,8 milliards ne disposant que de deux dollars par jour et 1,8 milliard ne disposant que d’un dollar). Mais si on considère la population mondiale au regard des critères occidentaux de bien-être jugés non-négociables (G. Bush soutenait ainsi qu’avec un PIB moyen de 49000 dollars par an « Le mode de vie américain n'est pas négociable »), plus de 75 % de l’humanité, dont une part réside dans les pays riches, est alors considérée comme « pauvre ».

Ce ne sont donc pas les pauvres qui sont marginaux mais les possédants. La notion de richesse (en revenu ou en patrimoine) commence en deçà du sens commun : avec un patrimoine de 5 000 euros, nous appartenons déjà aux 50 % les plus riches de la planète ; avec 37 500 euros, nous comptons au rang des 10 % les plus fortunés ; avec 340 000 euros, nous appartenons au 1 % les plus riches. Quel sens peut-il y avoir à parler de la pauvreté comme d’un « problème » si cette situation est celle de la majorité des êtres humains ? Derrière les chiffres, une évolution importante, d’ordre plus « qualitatif », doit être soulignée : l’affaiblissement des économies informelles au Sud, qui permettaient à des milliards d’humains de vivre (et pas seulement de survivre). Aussi, pendant que l’Occident s’autocongratule, de nombreuses voix  s’élèvent contre les faux semblants des OMD et la politique en trompe-l’œil qu’ils légitiment. Alors que l’« extrême pauvreté » touche encore un quart de l’humanité, beaucoup se sont émus de la faiblesse d’un « objectif » officiel qui se préoccupe bien peu de ceux qui meurent de cette « extrême pauvreté », c’est-à-dire la moitié d’entre eux. D’autres accusent les institutions financières internationales (IFI) de poursuivre la mise sous tutelle des pays pauvres. Pour recevoir le concours du Fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance, créé par le FMI, ces pays doivent en effet élaborer, conjointement avec les IFI, un Document stratégique de réduction de la pauvreté (DSRP) conçu dans la même optique libérale que les politiques d’ajustement structurel qui ont, par le passé, fait tant de dégâts.

Dans ce contexte, l’apparente générosité occidentale semble avoir pour ambition de poursuivre le démantèlement des protections collectives pour mieux intégrer les individus dans le marché mondial. Une logique que l’on retrouve d’ailleurs dans les politiques élaborées par les institutions financières internationales pour « secourir » les pays du Nord les plus durement frappés par la crise financière (Grèce, Chypre, etc.).

Observant les évolutions en court, les associations du Sud et du Nord qui se sont réunies au Forum mondial de la pauvreté en juillet 2012 sont parvenues à la conclusion suivante : si la pauvreté est aujourd’hui de nouveau une préoccupation majeure, ce n’est pas parce que les « pauvres » parviennent mieux à se faire entendre mais parce que le thème de la « pauvreté » permet aux différents pouvoirs d’acquérir une nouvelle légitimité. La « lutte contre la pauvreté » permet en outre, bien souvent, d’établir une distinction entre les différentes catégories populaires – les propos de Christine Lagarde, actuelle directrice du FMI, faisant en mai 2012 allusions aux enfants du Niger pour appeler les contribuables Grecs à plus de discipline, fournit une illustration saisissante de cet état d’esprit... On retrouve dans ces mécanismes la thèse centrale du sociologue Georg Simmel : les pauvres ne sont jamais la finalité des politiques de lutte contre la pauvreté et la « pauvreté » elle-même est un concept qui renvoie moins aux besoins véritables des pauvres qu’à ceux du système qui la produit.

Si, donc, la question de la pauvreté est revenue à l’ordre du jour, c’est surtout parce que les libéraux et les conservateurs ont préalablement imposé leur conception de la « pauvreté ». Alors que la pauvreté est traditionnellement analysée dans les milieux progressistes comme le résultat d’une relation sociale (ce qui fait qu’il serait plus exact de parler d’appauvris/sement et d’enrichis/sement plutôt que de « pauvres » et de « riches »), pour les conservateurs, la pauvreté est plutôt une question culturelle et morale. Les néolibéraux envisagent ainsi la pauvreté comme un problème individuel, lié en particulier à l’auto-exclusion du marché : ce ne serait plus l’opposition des intérêts qui conduiraient à la pauvreté mais une série de facteurs « subjectifs » et « culturels ». Cette approche relève en réalité d’une entreprise de culpabilisation des pauvres et de déculpabilisation des riches dans la mesure où elle sous-entend que le pauvre n’est pas réellement victime mais plutôt acteur de sa pauvreté (« pauvreté choisie », « chômage volontaire », etc.) culturellement condamné à un échec qui se reproduira sur plusieurs générations s’il ne prend pas ses « responsabilités ». Cette vision de l’histoire, qui est celle des vainqueurs de la « guerre économique », n’est bien sûr pas sans conséquences : elle est à la source de la réduction des minima sociaux, de la flexibilisation du marché de l’emploi, etc.

De la « pauvreté » comme manque aux « cultures populaires » comme richesse

Signe de la colonisation des esprits par un imaginaire économique, cette approche néolibérale renforce la lecture purement négative de la pauvreté en termes de manque : en économie, le manque de pouvoir d’achat ; en sociologie, le manque de relations sociales ; en psychologie, le manque d’équilibre dû à des blessures intérieures ; en sciences de l’éducation, le manque de culture ; en science politique, l’incapacité à s’exprimer et l’abstention politique, etc. Une telle conception laisse penser que le « pauvre » est en réalité un riche dépourvu de ressources, notamment financières, et oublie qu’il possède une autre richesse, d’autres modes de vie et d’autres valeurs. La lutte contre la pauvreté est ainsi, le plus souvent, une lutte contre les normes et les valeurs des populations pauvres. Elle aboutit à l’imposition d’un étalon, où se confond le quantitatif et le qualitatif : le niveau de vie des riches tend à discréditer le style de vie des pauvres. Cette tendance n’est pas récente : le grand historien de la pauvreté Bronisław Geremek a pu montrer que si les approches et les contextes évoluent, quelques grands invariants persistent, parmi lesquels la différence établie entre les « bons » et les « mauvais » pauvres, entre les « méritants » et les autres[1]. Dans ce contexte faire la guerre à la pauvreté c’est d’abord souvent faire la guerre aux (modes de vie des) pauvres.  

En opposition à la définition de la pauvreté par le « manque », on pourrait avancer l’hypothèse d’une « fécondité » des cultures des pauvres, ou plus précisément des cultures populaires. Penser ou agir du point de vue des « gens de peu », selon l’expression du philosophe et sociologue Pierre Sansot, permet, au lieu de chercher de nouvelles réponses à des questions biaisées, de poser de nouvelles questions. À commencer par celle-ci : n’y a-t-il pas une forme de positivité, même potentielle, dans les modes de vie de ceux qui sont qualifiés de « pauvres » ?

Depuis plusieurs décennies, divers auteurs, originaires de tous les continents, se sont engagés sur cette piste de réflexion. Tous aboutissent à l’idée que le terme de « pauvreté » n’est pas problématique seulement parce qu’il agrège des situations différentes mais aussi parce qu’il empêche d’appréhender la richesse des cultures populaires. Il faut sans doute se méfier, comme le rappelait le sociologue Pierre Bourdieu, d’un « culte de la “culture populaire” » qui, sous prétexte d’exalter « le peuple », relèverait d’une forme de « racisme de classe » en réduisant « les pratiques populaires à la barbarie ou à la vulgarité » et enfoncerait les pauvres en « convertissant la privation en choix »[2]. Tout en évitant cet écueil, il reste cependant possible, et nécessaire, de changer les termes du débat sur la rareté en économie. En posant l’hypothèse qu’il n’y a de « rareté » que par rapport aux modes de vie des riches, on ouvre un vaste programme de recherche sur les cultures populaires, c’est-à-dire les façons de faire, de sentir, de vivre (en matière d’habitat, d’alimentation, de loisirs, de santé, etc.), qui ne s’expliquent pas seulement par une différence de pouvoir d’achat.

Ces nouvelles cultures de la pauvreté viennent principalement des pays pauvres, d’Amérique du Sud, d’Afrique mais aussi d’Asie, en raison d’une meilleure résilience des cultures populaires au capitalisme. De nouvelles expressions émergent pour dire les nouveaux chemins de l’émancipation : le « sumak kawsay » des Amérindiens, le « buen vivir » d’Amérique du Sud, le « Bonheur national brut » (BNB) en Asie, la philosophie négro-africaine d’une existence qui ne serait pas fondée sur le désir d’accumulation[3]. Cette pensée en construction vient aussi bien des théologies de la libération que des courants culturalistes, des milieux de l’écologie des pauvres ou d’un néo-marxisme andin, négro-africain ou indou. Sa force intuitive est de considérer la positivité de la pauvreté, sans rien méconnaître de sa part négative. C’est d’ailleurs parce que cette positivité existe que les pauvres ne font jamais ce que l’on attend d’eux, qu’ils ne consacrent pas, par exemple, un gain supplémentaire à améliorer l’ordinaire mais à faire bombance, à faire la fête, au grand dam de ceux qui, dans les agences internationales ou ailleurs, veulent le « bien » des pauvres sans prendre la peine de les écouter.

Faute d’être capable de reconnaître l’existence de modes de vie alternatifs, la thèse dominante confond presque toujours « misère » et « pauvreté ». Tel est le constat qu’on fait nombre de penseurs, comme le diplomate iranien Majid Rahnema (dans son ouvrage Quand la misère chasse la pauvreté), le philosophe et économiste indien Amartya Sen (qui explique qu’auparavant « il y avait la pauvreté, mais il n’y avait pas la misère ») ou l’économiste et militant français Gustave Massiah (« la pauvreté c’est quand on est privé du superflu ; la misère, c’est quand on est privé de l’essentiel »). De fait, dans bien des pays africains ou orientaux, le mot « pauvre » ne se confond pas avec le terme « misérable » : il se réfère aux individus qui n’ont plus personne dans leur vie. En distinguant nettement « misère » et « pauvreté », en acceptant de décentrer le regard et d’en finir avec l’économisme dominant, nous pouvons échapper au piège d’une définition biaisée de la pauvreté et, ainsi, revaloriser les cultures populaires, les véritables autochtonies et l’idée de frugalité, de simplicité, de convivialisme.

Un modèle de vie alternatif

La sous-estimation statistique et la culpabilisation systémique des pauvres s’accompagnent du refus de voir ce que ces derniers pourraient apporter au futur de l’humanité. La positivité des modes de vie populaires est pourtant manifeste au regard de la situation écologique. Pour le dire simplement : un pauvre ne prend pas l’avion, voyage beaucoup moins souvent et beaucoup moins loin, mange moins de viande, consomme moins d’eau, etc. Si on prend comme repère les objectifs fixés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de ne pas dépasser une hausse de deux degrés de la température terrestre moyenne au cours du xxie siècle, seuls les modes de vie des pauvres sont écologiquement responsables puisqu’ils se situent au-dessous de deux tonnes d’émission de carbone [http://www.ipcc.ch/, http://www2.ademe.fr)].

Cette positivité des modes de vie populaires est également incontestable du point de vue social puisqu’elle met au cœur des alternatives la construction des communs (On peut sur ce point se reporter aux documents des divers Forums sociaux mondiaux mais aussi à la déclaration de Cochabamba en Bolivie mais aussi aux travaux comme ceux de Robert Castel qui établissent que les pauvres sont les premières victimes de la désaffiliationl) et la perspective d’avancer vers la gratuité des services publics essentiels. La planète est, en effet, déjà bien assez riche pour permettre à 7 milliards d’humains de vivre dignement mais… autrement. L’ONU estime qu’il suffirait de mobiliser 40 milliards de dollars supplémentaires pendant vingt-cinq ans pour régler le problème de la faim dans le monde, et que 80 milliards de dollars par an permettraient de régler le problème de la grande pauvreté. Ces montants correspondent à moins de 0,2 % du PIB mondial. Les modes de vie des pauvres, pour lesquels les biens communs et les services publics constituent la première richesse, montrent que le principe même de sécurité sociale n’est pas une réponse à la pauvreté, mais un autre principe d’organisation sociale.

Cette positivité des modes de vie populaires est aussi indéniable sur le plan anthropologique puisqu’elle vise une jouissance d’être, opposée à la jouissance d’avoir, et qu’elle postule l’invention (ou la redécouverte) d’autres dissolvants d’angoisse existentielle que ceux du « toujours plus ». Cette positivité des cultures populaires est enfin essentielle dans le domaine politique à l’heure de la crise des institutions démocratiques puisque tous les travaux montrent que les pauvres sont davantage du côté d’une démocratie qualitative, celle des individus en situation, que d’une démocratie quantitative, celle de l’électeur abstrait et de la délégation [On lira sur ce point : Jacques Michel, « Georges Gurvitch : démocratie quantitative et démocratie qualitative - Essai sur la Déclaration des droits sociaux de 1944", in Procès, n°8-1981, pp. 91-118 ;  ;Paul Ariès, la démocratie participative, l’économie du don en politique, Paris, Max-Milo, septembre 2013).

Cette lecture positive des cultures populaires modifie l’horizon des attentes. La meilleure réponse au défi de la « richesse obscène » n’est-il pas de redevenir des « voyants », au sens qu’Arthur Rimbaud donnait à ce terme, en rendant visible l’invisible c’est-à-dire en découvrant la positivité de ce qui s’invente chaque jour dans les rêves, les pensées et les actes des « gens de peu ». Cette perspective épouse celle de George Orwell sur une « société décente » : il n’est pas besoin d’inventer un « homme neuf », il suffit de se mettre à l’écoute du « bien » qui anime les milieux populaires dont les valeurs et les comportements échappent encore, au moins partiellement, aux catégories anthropologiques capitalistes.

 

Pour aller plus loin

 

Paul Aries, Amoureux du Bien-vivre : Afrique, Amériques, Asie, que nous apprend l’écologie des pauvres ?, Golias, Lyon, 2013

Paul Ariès et Germain Sarhy(dir.), Les pauvres, entre mépris et dignité, Éditions Golias, Lyon, 2012.

Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Le Seuil, Paris, 2012

 Clodovis M. Boff - Leonardo Boff, Qu'est-ce que la théologie de la libération ?, Le Cerf, 1987

 Pierre Bourdieu (dir), La misère du monde,  le Seuil, Paris, 1993

 Estelle Ferrarese (sous la direction), Qu’est-ce que la lutte pour la reconnaissance, Le Bord de l’eau, Paris, 2013

 ODENORE, L’envers de la « fraude sociale », le scandale du non-recours aux droits sociaux, La Découverte, Paris, 2012
Domenico Losurdo, Contre-Histoire du libéralisme, La découverte, Paris, 2013

Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard/Actes Sud, Paris/Arles, 2003.

Pierre Sansot, Les gens de peu, PUF, Paris, 1994.

Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2008

William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ?, Actes Sud, Arles, 2008.

 

 

 

 



[1] Bronisław Gemerek, Les Fils de Caïn : l'image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne du xve au xviiie siècle, Flammarion, Paris, 1991.

[2] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, Paris, 1997, p. 91.

[3] Basile-Juléat Fouda, La Philosophie négro-africaine de l’existence. Herméneutique des traditions orales africaines, L’Harmattan, Paris, 2013.

1 septembre 2014

Contre la métropolisation

 

Non à la métropolisation !

Non à la « Monstruopolisation » !

appel de septembre 2013

 

Nous avons appris au 20e siècle que rien n’est possible si les citoyens n’agissent pas d’abord eux-mêmes ! Conséquence : un des premières missions du politique du point de vue de l’émancipation c’est de libérer des territoires pour permettre des initiatives, pour permettre des expérimentations.  Nos adversaires le savent qui n’ont de cesse d’empêcher les gens de rêver, de penser, d’agir. Nous en avons une preuve supplémentaire avec la détestable loi sur la métropolisation… monstruopolisation. Métropolisation ardemment voulue par N. Sarkozy mais organisée et imposée par F. Hollande ! Nous combattrons cette métropolisation, souhaitée par l’Europe libérale, pour déjà trois grandes raisons.

Nous combattrons déjà la métropolisation parce qu’elle représente une accélération dans le conception capitaliste de la ville, une ville qui n’est plus d’abord un lieu de vie, de travail, d’échange, de loisirs, mais un territoire mis en concurrence avec d’autres territoires dans le cadre d’une pure logique économique, une ville soumise au Citybranding,  au Citymarketing, soumise à l’argent.  L'enjeu de la métropolisation est bien d'adapter l'espace urbain aux besoins des marchés financiers et au capitalisme vert d'où la frénésie de Grands Projets Inutiles Imposés (GPII), les centres de congrès internationaux, les méga-centres commerciaux, les supermarchés du cinéma, la wifisation de l'espace public, les complexes d'affaires, les hôtels « grand luxe », les résidences « grand luxe », les boutiques de luxe, etc. C’est aussi, une volonté forte de la part du capital de retirer tout pouvoir de décision aux  élus locaux et aux maires en particulier en instaurant une véritable gouvernance administrative technocratique et économique qui n'aura de compte a rendre à personne et surtout pas aux citoyens-électeurs.

La première mission des technocrates de la métropolisation, qui ont pensé cette guerre des métropoles entre elles, fut d’identifier les  « chefs de file » (sic) de cette « modernisation » (sic), ces aires urbaines de plus de 100 000 habitants où vivent déjà plus de 60 % de la population. La principale force de frappe livrée par la France à L’Europe est constituée de trois métropoles  Celle de Paris qui avec 11 millions d’habitants fait l’objet de toutes les attentions puisqu’elle compte 8 des 71 pôles de compétitivité labellisés en France dont 3 des 7 pôles mondiaux. Il s’agit bien sûr d’accroitre plus encore ce gigantisme. Trois scénarii avaient été retenus pour cela : le premier baptisé « la marguerite » n’était que l’importation du modèle Londonien ; le deuxième qualifié d’Haussmann II (du nom du destructeur du Paris populaire) reprenait le modèle d’Amsterdam, le dernier baptisé « métropolis » est finalement la transposition du modèle new-yorkais… Lyon-Métropole avec ses 2,1 millions d’habitants et Aix/Marseille/Provence avec ses 1,5 millions d’habitants viendraient compléter cette machine de guerre urbano-économique… Exit la diversité de nos territoires, de nos villes, de nos villages. Exit l’histoire nationale.

Nous combattrons aussi la métropolisation car elle éloigne davantage l’élu des citoyens électeurs au moment même où la montée des extrêmes droite, la violence des crises économiques, sociales, écologiques impose « plus de démocratie » et non pas « moins de démocratie », au moment aussi où la population, notamment les milieux populaires, aspire à une démocratie réelle participative.  La démocratie est toujours une affaire de choix de territoires : ce n’est ainsi pas par hasard que la Révolution française a du inventer ses propres territoires contre ceux de l’Ancien régime !  Les grands-prêtres de la métropolisation le clament eux aussi haut et fort :  en « débordant » (sic) les territoires actuels, jugés trop étriqués pour mener victorieusement la guerre économique, il s’agit en fait de déborder « le principe de gouvernement »  au profit de la « gouvernance territoriale »… Cette « gouvernance territoriale » ne reposerait plus sur une relation de proximité (géographique et institutionnelle), garante d’une démocratie réelle, mais sur le choix de favoriser les «  acteurs non gouvernementaux » (sic) parmi lesquels les associations, partis et syndicats pèseraient bien peu au regard du poids des grandes firmes économiques. Ce choix ouvertement anti-démocratique est camouflé derrière celui du « software » (en fait la domination des acteurs privés dissimulés sous des partenariats privé/public) contre le « hardware » (le pouvoir des citoyens et de leurs représentants). Nous appelons la population à se méfier de cette langue de bois libéral-libertaire qui lorsqu’il parle de remettre en cause « l’hégémonie du gouvernement » (sic) vise, en fait, à asseoir davantage encore la toute-puissance de l’oligarchie économique et financière et de ceux qui la servent fidèlement. On avait pu reprocher jadis aux lois de décentralisation de 1982, mises en place par la gauche, d’avoir renforcé les oligarchies locales, faute d’avoir démocratisé d’abord les institutions avant de transférer les pouvoirs aux élus locaux, mais cette nouvelle loi de métropolisation vise ouvertement une remise en cause de la démocratie politique. La réformette de Marilyse Lebranchu, voulue par EELV, qui vise à faire élire au « suffrage universel direct »  la moitié des élus qui siègeront dans les métropoles constitue un simple gadget incapable de changer vraiment les rapports de force. On relèvera cependant que Carlos Da Silva, député de l'Essonne, proche de Manuel Valls a voté contre cet amendement… pourtant bien peu révolutionnaire.

 

Nous combattrons enfin la métropolisation parce qu’elle constitue une machine de guerre contre les expérimentations locales dont le principe est pourtant reconnu dans la Constitution française (Article 37-1) depuis la réforme du 28 mars 2003.  Ces expérimentations sont d’autant plus nécessaires aujourd’hui que nous subissons une série de crise économique, sociale, écologique, etc.  Le coût de la métropolisation se paiera très vite notamment par les gens les plus modestes. Ainsi une des premières mesures de la Métropole marseillaise serait de supprimer, par souci d’égalité de traitement (sic), la gratuité des transports en commun urbains instaurée à Aubagne/l’Etoile. Ailleurs ce sera la gestion en régie municipale des services publics qui sera menacée.

 

Nous, citoyenNEs et éluEs, appelons à combattre la métropolisation.

Pour défendre des territoires, villes et villages, qui ne soient pas soumis à la jungle économique !

Pour défendre la démocratie de proximité, pour défendre le droit aux expérimentations
Faisons de ce combat un temps fort des campagnes électorales de 2014 !

 

Premiers signataires

Paul Ariès, directeur de la rédaction les Z’indigné€s

René Balme, maire de Grigny

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1 septembre 2014

faire du don une politique

Comment faire du don une politique ?

Paul Ariès, in Relations revue des Jésuites québécois

Faire de la politique du point de vue des intérêts des « gens de peu » (Pierre Sensot), ce n’est pas seulement donner d’autres réponses aux questions dominantes, c’est apprendre à inventer d’autres questionnements, c’est donc ouvrir le système. Il y a urgence à bousculer les différentes familles de pensées des mouvements émancipateurs pour les contraindre à faire de la politique autrement et ceci à l’échelle mondiale. Il y a urgence car comme le note Jacques T. Godbout « Nous assistons actuellement à l’ultime effort de l’humanité, le dernier stade pour enfin éliminer entièrement le don et faire de sorte qu’on contrôle tout, que tout soit produit, que rien ne soit donné, et que triomphe l’homo-oeconomicus. » Cette attaque contre le don, sans précédant dans l’histoire de l’humanité, marque la victoire anthropologique du capitalisme. Elle oblige les gauches et les milieux écologistes à repenser leur projet émancipateur, à changer fondamentalement de logiciel en acceptant déjà d’élargir la critique du capitalisme. Le capitalisme ce n’est pas seulement en effet un système économique qui repose sur l’exploitation du travail et le pillage des ressources naturelles notamment du Sud, c’est aussi l’imposition d’un mode de vie spécifique avec ses produits particuliers, cela les gauches et même l’écologie ne savent plus de dénoncer faute d’avoir accepté de mener la lutte des classes dans le domaine de la consommation, des styles de vie, faute aussi d’avoir su entretenir au sein de cet univers capitaliste des morceaux d’autres sociétés. Le capitalisme c’est cependant encore une troisième chose sans laquelle ce système se serait effondré depuis longtemps, miné de l’intérieur par ses propres contradictions. Le capitalisme est aussi fondamentalement une réponse à nos angoisses existentielles, à la peur de mourir, au sentiment de finitude et cette réponse capitaliste c’est le « toujours plus », « toujours plus » de production, « toujours plus » de consommation, « toujours plus » vite, « toujours plus » loin, « toujours plus » grand, « toujours plus » de pouvoir. Notre aveuglement face à cette dimension anthropologique interdit de voir que le capitalisme donne à jouir, qu’il nous fait jouir, même si c’est une mauvaise jouissance, puisque c’est une jouissance d’emprise, une jouissance d’avoir, d’accumulation. On ne peut rien comprendre à la haine du don qui se développe aujourd’hui si on ne comprend pas que le capitalisme a ses propres dissolvants d’angoisse existentielle et qu’il n’a pas besoin d’amour, de gratuité, de beauté, de don et de contre don. Cette haine du don est bien sûr manifeste dans les milieux libéraux et de la révolution conservatrice mondiale mais elle se développe aussi dans certains réseaux qui confondent décroissance et austérité et combattent toute idée de revenu garanti. Le combat contre le capitalisme et le productivisme est donc tout autant anthropologique que strictement économique, social, culturel, politique comme on le croit souvent. La grande difficulté c’est que le capitalisme est parvenu à « naturaliser » ses fondements anthropologiques et donc à faire passer les autres comme contre-naturels donc pervers. Le capitalisme n’a pas inventé de toute pièce son anthropologie car comme toute formation sociale nouvelle, il n’a pu faire du neuf qu’en recyclant aussi du vieux…  Il n’existe pas une cause première qui expliquerait ce passage d’une société du don à une société marchande, à une éthique du marché prônant l’égoïsme pour tous. Nous ne pouvons que dire de façon métaphorique que le récit biblique constitue déjà une tension entre ces deux pôles d’humanisation, ces deux modèles anthropologiques. Le péché originel marque ce passage d’une économie du don à une économie du sacrifice : Adam et Eve vivaient des fruits de la nature c'est-à-dire de ses dons, leurs descendants vivront à la sueur de leur front et accoucheront dans la douleur...  La lutte contre le don (car ce phénomène n’a rien de naturel et n’avait rien d’obligatoire) a aboutit à la domination de tous sur la nature et de quelques uns sur tous les autres. Ce combat a pris des siècles (destruction des communs qui est bien le grand sacrilège), n’est pas achevé (débat sur l’appropriation des semences agricoles, sur la production de la vie en laboratoire) et ne le sera jamais car d’autres formes de dons apparaissent sans cesse (logiciels libres, système d’échange de fichiers de musique, de films, de livres). N’ayant nullement le fétichisme du vocabulaire, peu importe que nous parlions ici de logique du don et du contre-don, de gratuité des biens communs et des services publics ou même de liberté d’accès (« free » comme disent les anglo-américains). L’essentiel est de refuser ce diktat qui voudrait que le don ait presque disparu de la société, qui voudrait n’en faire qu’une subsistance voire une aspiration pathologique. La grande force du système est en effet de rendre invisible tout ce qui lui échappe. C’est pourquoi Rimbaud appelait déjà au XIXe siècle à redevenir des voyants. Il suffit donc de partir à la découverte de ce qui subsiste de modes de vie précapitalistes ou postcapitalistes au Sud comme au Nord pour croiser cette logique bien vivante du don. Je n’évoquerai pas ce qu’il a de don dans nos générosités (du don financier au don d’organe) et dans nos engagements lorsque nos personnalités se frottent les unes aux autres dans des buts qui ne sont pas ceux de l’enrichissement ni d’un investissement. Je dirai simplement que ces dons n’existent pas toujours en fonction d’un contre-don. Nous pouvons penser une gratuité du don en dehors de la triangulation maussienne. La meilleure façon de rencontrer le don c’est de se mettre déjà à l’écoute de tous ces gros mots qui se cherchent mondialement pour dire les nouveaux chemins de l’émancipation : le « sumak kaway » des indigènes indiens, le « buen vivir » (Bien vivre) des gouvernements équatoriens et boliviens, le « plus vivre » de la philosophie négro-africaine de l’existence, « l’écologie des pauvres versus l’écologie des riches » en Inde, les « nouveaux jours heureux » des collectifs des citoyens-résistants français (clin d’œil au programme du Conseil national de la Résistance dont le titre était Les jours heureux),  la « vie pleine » de Rigoberta Menchu (Prix Nobel de la paix 1992),  la « sobriété prospère », la « frugalité joyeuse », les « besoins de haute urgence » des poètes du mouvement social antillais. Tous ces nouveaux gros mots croisent d’une façon ou d’une autre la notion de don, car ils pensent les conditions d’une justice non seulement sociale mais écologique et climatique. Ce combat n’est certes pas gagné comme le prouve l’échec annoncé cet été du projet Yasuni ITT. L'Equateur demandait au titre de la réparation de la dette écologique du Nord envers le Sud que les pays riches versent 3,6 milliards de dollars US... En cinq ans, 13 millions seulement ont été versés....et 116 promis. Nous sommes loin du compte. L’échec du don fera qu’on exploitera les ressources pétrolières de cette région.  Tous ces nouveaux gros mots ont le mérite aussi de faire passer des passions tristes aux passions joyeuses en frayant des chemins vers une jouissance d’être opposée à la jouissance d’avoir. Le don n’est jamais loin du Bien vivre car comme le rappelle Alberto Acosta, l’un des pères du mouvement du Buen vivir, le bien vivre ce n’est pas la bien être au sens de la société occidentale, c’est le fait d’inventer d’autres rapports aux autres fondés sur le partage. Nous retrouvons ici ce qui se dit dans des langages différents depuis des siècles et des siècles, que l’on songe aux espérances révolutionnaires mais aussi aux théologies de la libération, c’est toujours la même option préférentielle pour les plus pauvres, donner plus à ceux qui ont eu moins. Tous ces nouveaux gros mots se prêtent enfin fort bien à toutes sortes de déclinaisons.  Ils nous rappellent que nous avons le don chevillé au corps quoi qu’en disent les puissants : relations amoureuses, amicales, associatives, biens communs, services publics etc. Les plus beaux cadeaux théoriques pour penser un autre monde viennent aujourd’hui de ces horizons. Ce sont des dons que fait le Sud au Nord, ce sont des dons que font les pauvres aux riches.

J’en retiendrai deux : la notion d’anti-extractivisme qui vise à nous libérer non seulement de l’idéologie croissanciste (« plus égal nécessairement mieux ») mais aussi de tout fantasme de contrôle absolu de la nature conduisant à l’épuisement des ressources non renouvelables. Ce sont en effet les mêmes paysans pauvres brésiliens qui ont créé d’abord le Mouvement des paysans sans terre puis le Mouvement des affligés par les barrages, précisant ne pas être par principe contre l’énergie hydraulique mais souhaitant savoir à quoi et à qui elle servirait. On retrouve là les Africains dénonçant dès la décolonisation ce qu’ils nommaient les « éléphants blancs », ces mégaprojets profitables qu’à une petite minorité nantie de la population. Cet anti-extractivisme possède sa traduction « occidentale » avec la lutte contre les Grands Projets Inutiles Imposés (GPII) dont ceux liées aux industries sportives et bien sûr aux guerres. L’autre grand cadeau conceptuel est la notion de pachamamisme (défense de la Terre-Mère) considérée avec méfiance par une gauche inquiète d’un retour possible de l’obscurantisme. Cette peur est cependant bien davantage une phobie occidentale que fondée sur des faits. Face à l’économie marchande qui entend soumettre la nature aux lois de l’économie (avec par exemple le marché carbone), le pachamamisme est une incitation à soumettre l’économie aux lois du vivant, c'est-à-dire déjà aux conditions de la reproduction biologique et sociale. Je reste convaincu qu’aucun retour à la logique du don ne sera possible sans changer notre regard sur les pauvres et la pauvreté et plus largement sur les milieux populaires. Nous acceptons comme allant de soi la définition que les riches donnent des pauvres. Nous définissons toujours les milieux populaires en termes de manque. En économie, le manque de pouvoir d'achat ; en culture, le monde d'éducation ; en politique, le manque de participation ; en société, le manque de capital social, etc. Tout cela est bien sur en partie vraie mais en partie seulement. Je fais ici le pari d'une positivité potentielle des milieux populaires, des autres façons de vivre. Un pauvre n'est pas en effet un riche à qui ne manquerait que l'argent. Un pauvre a une autre richesse, d'autres rapports à soi, aux autres, au temps et à la nature. Nous devons pour redécouvrir cette altérité faire retour sur la notion de don et sa traduction politique, la défense et l’extension de la sphère de la gratuité des services publics. La première richesse des pauvres c’est en effet  toujours la construction de communs. C’est à ce titre qu’on ne peut dire qu’il ne s’agit pas d’aller vers le peuple mais de construire du peuple et construire du peuple c’est partager du don, de la gratuité. On nous rétorquera que la gratuité n’existe pas, que même l’école publique a un coût. Cette fausse évidence oublie que la gratuité ce n’est pas la chose libérée du coût mais du prix. C’est pourquoi nous parlons toujours de gratuité construite, économiquement construite, culturellement construite, politiquement construite. J’aime ces élus qui interpellent la population et qui disent compte tenu des moyens limités qui sont les nôtres, préférez vous maintenir la gratuité du stationnement pour les voitures ou construire une autre gratuité profitable à tous et écologiquement soutenable. Depuis le 1er Forum international de la gratuité en 2010, nous avons mieux pris conscience de la possibilité de reprendre la main en donnant du grain à moudre à la logique du don. Ici on commence par la gratuité de l’eau vitale, ailleurs c’est celle des transports en commun urbains, de la restauration scolaire, des services culturels ou funéraires, etc. Tous ces petits bouts de gratuité n’annoncent certes pas un nouveau « Grand soir » mais justement je préfère chanter au présent plutôt que de croire en des lendemains qui chantent qui ont toujours justifiés dans l’histoire l’existence de générations sacrifiées. La logique du don c’est en effet aussi ce refus de toute idée de sacrifice, de l’austérité. Ce refus du sacrifice n’est pas seulement d’ordre tactique même si on sait qu’on ne changera pas le monde en culpabilisant les gens, mais seulement en donnant envie, en suscitant le désir, le grand Désir de vivre qui n’est pas le besoin d’accumuler. Ce refus du sacrifice est aussi une leçon politico-anthropologique : les églises ont promis le paradis céleste mais on a connu l’Inquisition, le fondamentalisme, l’intégrisme. Le stalinisme promettait le paradis terrestre pour après-demain matin mais a accouché du goulag.  Tout sacrifice impose en effet toujours un appareil pour gérer ce sacrifice. Cette logique du don est fondée enfin sur une autre bonne nouvelle matérielle : on sait que la planète est déjà bien assez riche pour permettre à huit milliards d’humains de vivre bien. L’Onu le dit : il suffirait de mobiliser pendant 25 ans 40 milliards de dollars par an pour régler le problème de la faim dans le monde et 80 milliards suffiraient pour résoudre la question de la grande pauvreté… On peut comparer ces montants aux 1400 milliards de dépenses militaires et aux 1000 milliards d’argent sale. Des politiques fondées sur le don sont donc les seules réalistes car le grand enjeu à l’échelle planétaire n’est pas de créer plus de richesses mais d’autres richesses… Rien de tout cela ne sera cependant possible si nous ne changeons pas les façons de militer, si nous reproduisons au sein des résistances les modes d’existence que nous combattons. Il y a souvent plus de bonheur à jouer aux cartes ou à être membre d’un club de boules qu’à s’engager au sein d’un syndicat, d’un parti, d’une association. Développons ce que les anciens nommaient des politiques de l’amitié, faisons de nos organisations des lieux de libre circulation de la parole, des territoires où l’homo donatus soit aussi un homo ludens…

1 septembre 2014

la gauche productiviste, c'est le stalinisme

La gauche productiviste, c’est le stalinisme

Paul Ariès

 

Ce texte de Paul Ariès est le premier d’une série sur le productivisme et l’antiproductivisme de gauche depuis deux siècles. A l’heure où tant de forces à gauche sont ballotées entre un antiproductivisme affiché et une simple référence à l’écologie, le rôle de la Vie est à nous ! est de contribuer au débat. 

 

Si les gauches ont été majoritairement productivistes au cours du 20e siècle, à l’exception notable de nos compagnons libertaires, le caveau des utopies antiproductivistes est pourtant bien plein. Je porterai d’abord le fer au point le plus sensible pour rappeler que l’effacement des gauches antiproductivistes au 20e siècle fut la conséquence, non pas tant de la victoire d’une vision déterministe de l’histoire ou de celle de l’idéologie du progrès que celle de la social-démocratie allemande à la fin du 19e siècle (sévèrement dénoncée par Marx dans sa critique du programme de Gotha) et celle du stalinisme tuant toutes les possibilités d’expérimentations. La gauche du 19e siècle était beaucoup  moins productiviste qu’elle ne le fut au 20e siècle et qu’elle ne le reste encore aujourd’hui. Le productivisme n’est pas une maladie infantile de la gauche mais le résultat du pouvoir en son sein d’une oligarchie. L’histoire de l’Union Soviétique est la meilleure preuve que ce sont ceux qui ont toujours eu peur des membres du parti et du peuple qui imposèrent le productivisme à gauche.

Les staliniens ont purgé notre mémoire collective au point de nous faire oublier ce que furent les expérimentations de la jeune Russie soviétique en matière de changement de modes de vie, en matière d’architecture, d’urbanisme, d’art, de liberté sexuelle. Ce sont les mêmes staliniens qui applaudirent au taylorisme et aux  inégalités salariales et qui interdirent les nouveaux modes de vie. L’objectif des dirigeants de la jeune révolution était en effet double : reconstruire l’économie détruite par la guerre mais aussi, et tout autant, inventer de nouveaux modes de vie sans quoi le socialisme ne serait qu’une nouvelle forme de technocratie. La terreur stalinienne fut donc foncièrement une contre-révolution productiviste, une contre-révolution bureaucratique et « économiciste » qui culminera dans la recherche du dépassement du niveau de vie américain, faute de penser d’autres genres de vie. Cette thèse se vérifie sur le plan économique, politique, artistique.

 

Le domaine économique était celui où les dirigeants bolchéviques étaient déjà le plus empêtrés dans « l’économisme » et l’étatisation. Il n’en reste pas moins qu’un débat existait et que des initiatives furent prises pour permettre des expérimentations dans le cadre de ce qu’aurait pu être un socialisme des conseils. Les dirigeants bolchéviques mirent d’abord en cause l’inégalité sociale et même l’existence du salaire et d’une économie marchande. Ce n’est qu’avec la NEP (1921-1929) et le stalinisme que la révolution russe choisit délibérément le productivisme et l’accumulation dans le cadre d’un véritable capitalisme d’Etat. C’est durant cette période que l’Union soviétique rétablira le salaire aux pièces au nom des gains de productivité et du contrôle des masses. C’est aussi durant la même période que l’Union soviétique abandonnera toute tentative d’instaurer une « économie en nature », jusqu’alors son objectif immédiat, selon les thèses notamment de Boukharine et de Préobrajensky, et choisira  de rétablir l’économie marchande au profit de la nomenklatura : « l’échange sans argent est ainsi graduellement introduit. L’argent sera de ce fait écarté du domaine de l’économie populaire. Même à l’égard des paysans, l’argent perd lentement de sa valeur et le troc le remplace… » (Boukharine et Préobrajensky, L’ABC du communisme, 1919). Le programme d’abolition de la monnaie du circuit économique, officiellement élaboré par le VIIIe congrès du parti en 1919, visait à la destruction totale de la société capitaliste et à l’instauration du socialisme. Le salaire en nature était considéré comme la garantie de l’existence du peuple… à tel point que la rémunération sous forme de prestations en nature qui ne constituait en 1917 que 5,3 % de la valeur du salaire global moyen d’un ouvrier industriel atteignit 47,4 % en 1918, 80 % en 1919, 93,1 % en 1920 et 93,8 % début 1921 (Jovan Pavlevski, le niveau de vie en URSS). La NEP aboutit à rejeter la notion même d’égalisation des salaires, ce qui provoqua d’abord la colère du mouvement syndical encore rebelle mais on peut lire dans le rapport du Conseil central des syndicats de l’URSS de 1932 que c’est grâce au « camarade Staline » que les syndicats ont commencé à anéantir le vieux système de l’égalitarisme petit-bourgeois : « le nivellement dans les besoins et la vie privée est une stupidité petite-bourgeoise réactionnaire, digne de quelque secte primitive d’ascètes, mais non point d’une société socialiste organisée d’une façon marxiste, car l’on ne peut exiger des hommes qu’ils aient tous les mêmes besoins et les mêmes goûts, que, dans la vie personnelle, ils adoptent un standard unique ». Le même Staline ajoutait que « la conséquence de l’égalisation des salaires est que l’ouvrier non qualifié manque d’une incitation à devenir un travailleur qualifié et se trouve ainsi privé de perspectives d’avancement (in Problèmes du léninisme). La Constitution russe de 1936 posera logiquement le principe « A chacun selon son travail » (Art 14) en place du vieux principe communiste « A chacun selon ses besoins ». Le stalinisme supprimera en 1928 toute idée de salaire de base garanti. Il généralisera le taylorisme déjà applaudi par Lénine qui en faisant une étape vers le communisme. Faut-il rappeler qu’au même moment une autre gauche inspirée notamment par Durkheim dénonçait les « formes anormales de la division du travail » et que Simone Weil expliquait, dans La condition ouvrière, que Taylor ne cherchait pas une méthode pour rationaliser le travail et le rendre plus efficace mais un simple  moyen de contrôle vis-à-vis des ouvriers ? (in Bruno Trentin, La cité du travail, la fordisme et la gauche, Fayard, 2012). C’est donc aussi avant tout pour des raisons politiques et par peur des masses et de la lutte des classes que le mouvement communiste choisit l’industrialisation lourde, l’accumulation sans fin, la division sociale… La bureaucratie stalinienne imposera cette vision à l’ensemble des communistes y compris en France et ce pour des dizaines d’années. Face aux militants syndicalistes révolutionnaires et anarchistes rétifs au travail à la chaine, au salaire au rendement, le courant communiste clame « Dire que l’on est contre le travail à la chaine me fait penser à quelqu’un qui dirait qu’il est contre la pluie (…) Nous sommes pour les principes de l’organisation scientifique du travail, y compris le travail à la chaine et les normes de production (Congrès CGTU de la métallurgie, 1937). C’est aussi à la même époque que le mouvement stalinien commencera à puiser systématiquement dans le vieux fond de la doctrine sociale chrétienne pour défendre l’idée de la valeur et de la dignité du travail et retournera contre les prolos le vieux adage anti-bourgeois « qui ne travaille pas ne mange pas ». Faut-il rappeler que la gauche communiste française enverra à la libération ses ingénieurs se former aux Etats-Unis au fordisme ?

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la même politique est conduite en faveur d’un  modèle de croissance axé sur l’accumulation. Ce n’est qu’en 1956, lors du XXe congrès du PCUS et du fameux rapport Khrouchtchev sur les crimes staliniens que les nouveaux dirigeants estimèrent que les objectifs économiques étaient déjà atteints et qu’il fallait assouplir le « principe socialiste de rémunération « à chacun selon son travail » afin de s’occuper davantage de la population défavorisée. La déstalinisation verra aussi le rétablissement du salaire minimum garanti. On pressent donc combien le lien entre productivisme et stalinisme est profond, combien le lien entre accumulation et domination est consubstantiel. La déstalinisation sera d’abord la fin du discours sur les générations sacrifiées et permettra d’améliorer le sort de 16 % de la main d’œuvre qui verra son salaire augmenter d’un bon tiers (J. Pavlevski). La chute de Khrouchtchev permettra à la bureaucratie de reprendre la main et de poursuivre son combat contre le nivellement des salaires au nom d’une accumulation du capital et de lendemains qui chanteraient. On lit ainsi dans le programme du Comité Central du PCUS, adopté lors du 50e anniversaire de la révolution d’octobre : « Tout nivellement dans la distribution des salaires aurait supprimé l’intérêt des travailleurs aux fruits de leur labeur, ainsi que leur désir d’élever leur niveau professionnel et culturel. C’est l’intéressement, qui, dans le régime socialiste, stimule chez les individus le désir d’élever la productivité et de développer leurs aptitudes et leurs talents. ».

 

L’enjeu est donc de nier la possibilité d’inventer de nouveaux modes de vie, d’empêcher les milieux populaires de déployer leur créativité (ne serait-ce que par la remise en cause de la division du travail). Le choix du productivisme est bien celui de la défense d’une nouvelle classe sociale, la bureaucratie, celui du stalinisme. Cette lutte des classes menée par la bourgeoisie rouge contre le peuple déborde largement le seul terrain de l’économie. Le Stalinisme l’emporte en même temps dans le champ économique, social, culturel, politique, en battant notamment en brèche toute idée d’une « reconstruction des modes de vie » de type communiste. Face aux expériences en matière d’amour libre, Zalkind, psychologue officiel, explique que l’homme possède une certaine somme d’énergie vitale et que toute parcelle de ce précieux influx consacrée à la vie sexuelle serait perdue pour l’édification socialiste. Il fera même de l’abstinence, contrairement au freudo-marxisme, une caractéristique de l’homme socialiste. Face à Alexandra Kollontaï, égérie communiste féministe russe, qui souhaite une mutation rapide des structures familiales, Semachko, le premier Commissaire au peuple à la santé, s’inquiète des conséquences des nouvelles libertés individuelles… Face aux « désurbanistes » comme Ohitovitch qui voulaient en finir avec l’urbanisation ou aux « urbanistes » comme Sabsovitch qui cherchaient différemment de nouveaux modes de vie, le stalinisme répondra que la ville socialiste existe déjà… Face aux partisans d’un « art de gauche », conçu comme un instrument de libération et qui souhaitaient non seulement démocratiser la culture mais procéder à son appropriation collective, à l’image de la révolution, des moyens de production et de la science… Staline censurera et parlera d’art « gauchiste » et « petit-bourgeois » (sic). On pourrait continuer pendant des heures à montrer que c’est dans un laps de temps très court que le stalinisme va interdire toute expérimentation sociale au nom du productivisme/économisme. Les autres dirigeants bolchéviques tenteront de résister aux menaces que le stalinisme faisait peser sur ces expérimentations. Trotski publiera ainsi en 1923 une série d’articles sur la nécessité de défendre et promouvoir ces « nouveaux modes de vie », Kroupskaïa (veuve de Lénine), pourtant fort timide dans ce domaine, consacrera une série d’articles entre 1922 et 1930 à expliquer que « le socialisme n’est pas qu’un système économique ». Anatole Kopp note que Staline fera disparaitre des bibliothèques et centres d’archives tout ce qui concerne les expériences en matière de modes de vie alternatifs, particulièrement les récits traitant des communes « libertaires ». Aussi, alors que l’URSS préstalinienne était au cœur des recherches pionnières sur l’écologie comme l’atteste l’invention en 1925 du concept de Biosphère introduit par Vladimir Vernadsky (1863-1945), le père de la science soviétique, le stalinisme marquera la glaciation de toute pensée, ce qui autorise John Bellamy Foster a parler de « trou noir » avec/après le stalinisme : « le stalinisme purgera littéralement le commandement et la communauté scientifique soviétique de ses éléments les plus écologiques –ce qui n’avait rien d’arbitraire, puisque c’est dans ces cercles que se trouvait une part de la résistance à l’accumulation primitive socialiste » (Marx écologiste, Amsterdam, p. 25). Boukharine et Vavilov seront, selon lui, les deux grands symboles de cette défaite de la pensée écologiste/antiproductiviste soviétique. Bellamy note que le marxisme de l’Ouest ne résistera pas mieux en devenant un positivisme concevant une histoire humaine isolée de la nature. La seule exception majeure serait le marxisme britannique et notamment Christopher Caudwell.

 

 

Cette victoire du productivisme et cette condamnation des expérimentations sont liées à la thèse de Staline de 1924 sur la possibilité d’édifier « le socialisme dans un seul pays », à la prise du pouvoir par la bureaucratie qui a fait de l’Etat et du parti sa propriété privée et à la liquidation systématique des opposants. Le Comité central du PCUS pouvait déclarer dès 1930 que toutes ces expérimentations étaient désormais inutiles puisque le mode de vie « socialiste » était déjà là, que le « socialisme » était déjà réalisé : «  Actuellement, certains conjuguent à tous les temps la formule « nous devons construire la cité socialiste ». Ceux qui disent cela oublient un « détail », c’est que du point de vue social et politique, les villes de l’URSS sont déjà des villes socialistes. ». Le stalinisme liquidera en même temps les avant-gardes dans tous les secteurs, économiques, politiques, artistiques (constructivisme, futurisme). Le procureur stalinien Vychinski traitera ces « gauchistes » de « clowns et de pygmées (…) d’aventuriers qui ont essayé de piétiner de leurs pieds boueux les fleurs les plus odorantes de notre jardin socialiste » avant de conclure « il faut fusiller ces chiens enragés ». Exit les expérimentations et l’antiproductivisme ! Vive l’accumulation du capital ! La bureaucratie n’a qu’un ennemi : les masses et donc tout ce qui peut favoriser les liens sociaux forts et la créativité populaire. Aux expérimentations libres allaient succéder le « basic communiste » et le suicide de Maïakovski dont le crime fut de rêver un monde autre. Anatole Kopp s’interrogeait en 1975 : certes toutes ces expérimentations passaient par un certain ascétisme dans la vie quotidienne mais « cet ascétisme aurait-il été plus contraignant que celui imposé pendant des décennies aux familles soviétiques entassées, bureaucratie oblige, dans des appartements non conçus à cet usage ? ».Cet ascétisme anti-productiviste passait, lui, par une simplification du mode de vie au niveau de l’habitat, par une transformation des objets quotidiens et même des vêtements. Ainsi les constructions légères proposées par les « désurbanistes » auraient-elles été préférables à la crise du logement généralisée. Anatole Kopp avance en creux la vraie raison de ce refus des nouveaux modes de vie, de ce choix du productivisme étatique : « Le « désurbanisme » pouvait être mis graduellement en pratique car il constituait, avant d’être une solution architecturale, une stratégie de développement non centralisée, non bureaucratique, à l’ « échelle humaine ». »(p. 352-353). Telle aurait pu être en effet l’autre voie, un socialisme démocratique, un socialisme éloigné de tous les chemins de l’économie classique, du productivisme : « Que sont devenus Sabsovith Okhitovitch, Larine, tous les économistes, tous les sociologues du premier plan quinquennal ? Combien d’entre eux ont descendu l’escalier de la Lioubianka et reçurent une balle dans la nuque pour avoir voulu changer la vie ? ».

 

1 septembre 2014

gauche et écologie, le rendez vous manqué

Gauche et antiproductivisme :

Une histoire de rendez-vous manqués !

 

L’histoire des relations entre les gauches et l’antiproductivsme est depuis plus de deux siècles une longue série de rendez-vous manqués. Une histoire tragique donc mais pleine d’espoir, car elle laisse imaginer, non pas ce qu’aurait pu être l’histoire planétaire si cette rencontre avait réussi (encore que la nostalgie soit la source de toute création) mais ce qu’elle pourrait devenir si ce mariage devenait fécond. Ce débat n’est donc en rien scolastique puisqu’il ne concerne rien de moins que l’avenir de la Terre pour l’humanité. Aucun capitalisme sans croissance n’est envisageable durablement car le capitalisme est intrinsèquement un système qui repose sur l’accumulation en raison de sa logique (A-M-A’). Nous pouvons en revanche imaginer ce que serait un socialisme antiproductiviste puisqu’il ne fut croissanciste que conjoncturellement. Dire cela n’est en aucune manière une façon de dédouaner la gauche car sa responsabilité en est que plus grande. Si les gauches ont été majoritairement productivistes durant tout le 20e siècle, à l’exception notable des diverses filiations anarchistes-libertaires et des expériences communautaires dont nous devrions réaffirmer la richesse, le caveau des utopies antiproductivistes est cependant plein. Je porterai donc d’abord le fer au point le plus sensible pour dire que l’effacement des gauches antiproductivistes au 20e siècle fut la conséquence (non pas de la victoire de la modernité sur la tradition, ni même de l’idéologie du progrès sur le pessimisme) mais, d’une part, celle de la social-démocratie à l’allemande (dont le symbole reste l’adoption du programme de Gotha en mai 1875 ) et, d’autre part, celle du stalinisme dont la gauche n’est pas encore totalement remise, comme en témoigne le maintien d’une conception centralisatrice et avant-gardiste de ses organisations. Les gauches n’ont pourtant jamais cessé d’être travaillées par l’antiproductivisme mais souvent à leur manière, à travers la réflexion et les combats pour la réduction de la journée de travail, à travers les luttes pour l’hygiène et la sécurité au travail ; à travers la condamnation de l’obsolescence programmée, etc…L’écologie de droite mais aussi celle du ni-gauche ni droite ont été aveugles à cette façon de faire de l’écologie sans le dire. On ne saurait taire cependant que les gauches politiques et plus encore syndicales étaient davantage antiproductivistes hier qu’aujourd’hui. Ce constat doit nous inciter à questionner les choix qui ont été faits par les états-majors syndicaux et politiques : ils ont volontairement choisi de casser le syndicalisme à base multiples (avec ses coopératives, son club de sport non compétitif, ses productions culturelles et artistiques autochtones, etc), ils ont volontairement choisi de casser le mouvement coopératif mais aussi le socialisme et le communisme municipale entendus comme l’échauche d’une future société en gestation, comme des pas de côté possibles dès aujourd’hui pour commencer à vivre autrement. Les appareils des gauches ont fait ce choix en conscience convaincus que le seul vrai enjeu était le conquête du pouvoir central et que tout le reste détournait finalement de cette priorité. Nous devons reconnaitre aujourd’hui que ces états-majors se sont trompés dans le même temps que la social-démocratie ou le stalinisme renonçaient à mener la lutte des classes dans le domaine des modes de vie, préférant parler de rattraper les USA, préférant faire l’éloge du taylorisme, puis du Fordisme… L’abondance des ouvrages récents tendant à établir que Marx aurait été écologiste bien avant l’heure doit au minimum nous conduire à nous interroger sur ce Marx antiproductiviste. Il ne s’agit pas, selon moi, de sauver l’honneur du père en rétablissant sa vérité devant l’histoire mais de dire que s’il y a eu un Marx écolo et un autre anti-écolo, la responsabilité de ces gauches là, fut plus grande encore, car cela prouve qu’elles choisirent d’être productivistes par choix, et non simplement par ignorance. J’ai pu montrer dans La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance (La Découverte) comment les gauches ont si souvent croisé dans l’histoire les chemins qui conduisent à l’antiproductivisme pour finalement toujours se fourvoyer. Non seulement elles se sont trompées mais elles l’ont fait de façon si répétée qu’elles en ont perdu la mémoire des occasions perdues. Cette défaillance de notre mémoire collective antiproductiviste vaut aussi pour le passé le plus proche puisque nous avons tout oublié de ce que furent les tentatives d’inventer d’autres modes de vie notamment dans la jeune Russie des Soviets (in Anatole Kopp, Changer la vie, changer la ville, collection 10/18, 1975) ou des théories des savants de L’Est sur un « socialisme sans croissance ». Je songe ici aux travaux de Rudolf Bahro mais le philosophe allemand (de l’Est) n’était que le représentant d’une école de pensée qui chercha longuement une issue au productivisme. Je crois que nous aurions tout à gagner non pas à opposer un Marx à un autre mais à ouvrir davantage la focale pour analyser cette bévue. Notre antiproductivisme ne se réduit pas en effet au seul refus de l’économisme (cette idée que plus serait nécessairement égal à mieux), il ne se limite au seul rejet de la religion du développement des forces productives (censé être la condition préliminaire de toute révolution socialiste puis communiste)…On nous objectera sinon trop facilement que plus personne ne veut produire pour produire ou qu’il ne faudrait pas opposer la jouissance d’avoir du capitalisme et la jouissance d’être dont nous rêvons (comme le fit un dirigeant de la CGT lors d’un débat). Notre antiproductivisme croise bien d’autres positions nécessaires sur les cultures populaires, sur le rapport à la vitesse, sur le rapport à la nature, sur les notions de « classe en soi » et « pour soi », sur les notions de conscience aliénée et éclairée (de l’extérieur..), sur la conception de la révolution par en haut et du parti d’avant-garde, etc. Nous ne pourrons refonder une gauche antiproductiviste que si nous devenons véritablement tout-terrain.

 

L’histoire des gauches est en effet celle du conflit entre ces deux postures, même si ce conflit productivisme/antiproductivsme traverse aussi chacun de nous et chacune de nos organisations. On admettre que cela se réalise pourtant dans des dosages différents. La gauche productiviste a toujours été dominante et optimiste depuis plus d’un siècle même si elle a aujourd’hui du plomb dans l’aile, faute de pouvoir promettre le pays de Cocagne à sept milliards d’humains. Cette gauche fut celle de la foi dans l’enchainement automatique des modes de production (après le nécessaire passage par capitalisme viendrait le socialisme/ communisme), celle de la foi dans la techno-science, celle de la foi dans l’idéologie du progrès. Ce productivisme possède une face dorée : il fut un temps du côté de l’émancipation, avec son refus des anciens déterminismes, avec sa prise de position contre les lois divines ou naturelles. Il contribua donc à la lutte contre la « naturalisation » des rapports sociaux profitable aux puissants. On comprend bien que ce productivisme put séduire non seulement en raison de la misère noire de la classe ouvrière au 19e siècle, mais aussi en raison du caractère profondément réactionnaire de l’église et de ses positions sociales (il suffit pour s’en convaincre de considérer le caractère toujours rétrograde de la petite clique des décroissants bigots et de droite). Mais ce productivisme a donné depuis longtemps (tout comme le capitalisme) tout ce qu’il avait potentiellement de positif. Une autre gauche antiproductiviste a certes toujours existé qui plongeait ses racines dans les résistances spontanées des milieux populaires à ce qui était présenté comme le « progrès », songeons aux luttes multiséculaires des paysans refusant le passage de la faucille à la faux, car derrière ce changement d’outil se jouait la défense de leurs modes de vie ; songeons aussi aux luddites, cassant non pas toutes les machines mais celles qui les privaient de leur culture de métiers et de leur possibilité de vivre dignement ; songeons également aux Sublimes, ces ouvriers hautement qualifiés du 19e siècle qui choisissaient de travailler le moins possible et refusaient d’embaucher le Lundi pour aller au  cabaret…Ces gauches antiproductivistes ont toujours été minoritaires depuis la fin du 19e siècle, mais elles ont été en outre systématiquement « ridiculisées » (par la droite, l’église, le patronat, mais aussi par la gauche productiviste dominante) au point d’être devenues progressivement foncièrement pessimistes.

 

J’entends bien que les choses ne furent jamais aussi binaires, qu’il existerait un Marx qui descend de Saint-Simon mais aussi un Marx héritier de Fourier, tout comme il y aurait un Marx collectiviste et un autre individualiste sensible à Max Stirner. Le marxiste antiproductiviste Henri Lefebvre disait déjà en 1970 que la pensée marxiste contenait à la fois un productivisme intégral (planification, programmation, croissance économique) et la critique radicale de cette idéologie productiviste (in Le Manifeste différentialiste). Marx est tout à la fois l’idéologue du socialisme d’Etat et le critique radicale de tout Etat, y compris de l’Etat socialiste. Je le répète : ce dont nous avons besoin pour progresser, ce n’est pas tant d’opposer un Marx à un autre, même si les travaux de John Bellamy Foster (Marx l’écologiste, Amsterdam) ou ceux du français Denis Collin sont grandement méritants. Cette démarche donne en effet la priorité à la scolastique, au combat à coups de citations plutôt qu’à l’étude du mouvement réel dont le marxisme et ses contradictions fait partie…Nous devons donc retrouver non pas le vrai Marx mais le programme de travail proposé par Henri Lefebvre et qui consiste à ne plus nier les contradictions du marxisme, mais à les dépasser. Il ne s’agit pas, par exemple, d’opposer un bon Lafargue à un méchant Marx. L’auteur du fameux « Le Droit à la paresse » (1880) fonde d’ailleurs sa promesse de paradis sur Terre dans sa foi inébranlable et bien marxiste dans le machinisme productiviste. Il reste prisonnier de l’idée que le royaume de la liberté ne pourra commencer qu’avec… une abondance généralisée de biens. Tout le socialisme du 20e siècle (celui de la social-démocratie, comme celui du stalinisme) cherchera d’ailleurs à combattre le capitalisme sur son propre terrain, celui de l’abondance, même les distributistes se voudront partisans d’une économie de l’abondance (sic).

 

Nous devons donc revisiter l’ensemble des courants des gauches, ceux des courants pré-socialistes, ceux du socialisme utopique, ceux du socialisme libertaire ou ceux du socialisme chrétien…On peut considérer ainsi Pierre Leroux, inventeur du terme de socialisme en 1833, comme l’un des précurseur de l’antiproductivisme, avec sa notion de circulus (utilisation de l’engrais humain) qui fonde une économie circulaire, non plus fondée sur la recherche du profit mais sur les besoins humains. La théorie du circulus est la base du droit à la fainéantise, son principe est à l’opposé de la circulation des économistes, elle est donc beaucoup plus qu’une simple idée agronomique dépassée. Leroux est par ailleurs adepte de la réduction de la journée de travail mais aussi de la fin de la différence entre travail et plaisir. On pourrait citer aussi Charles Fourier avec son éloge des cultures populaires et sa conviction que l’on ne pourra en finir avec le capitalisme que le jour où les riches pourront envier la table des pauvres…Belle leçon à méditer pour cette gauche qui a renoncé au 20e siècle à mener la lutte des classes dans le domaine des modes/styles de vie. On pourrait citer également William Morris (1834-1896) et sa critique virulente des produits capitalistes…critique bienvenue au moment où renait la critique de l’obsolescence programmée et la nécessité d’ inventer d’autres façons de garantir le pouvoir de vivre que le « toujours plus »… On pourrait citer tous les auteurs anarchistes depuis Proud’hon jusqu’à Bakounine en passant par Louise Michel et Elisée Reclus. On retiendra des socialistes chrétiens du 19e siècle le thème de la pauvreté évangélique que l’on retrouve chez le protestant Illich mais aussi dans les diverses théologies de la libération. Nous devrions aussi revisiter les marxistes hétérodoxes des 19e et 20e siècles comme Anders, Benjamin, Bahro, Lefebvre, etc. Ce qui nous permet aujourd’hui de croire au renouveau possible d’une gauche antiproductiviste enfin optimiste (après le pessimisme de l’école de Francfort, convaincue que les milieux populaires étaient définitivement perdus pour la révolution, ce dont témoigne aussi le fameux ouvrage d’André Gorz « Adieu au prolétariat », ce n’est pas tant l’apparition de nouvelles théories (dont celles de l’éco-socialisme de Michael Löwy, de la décroissance de gauche), car je ne suis pas convaincu que la gauche pourrisse d’abord par la tête, ce sont les conditions objectives, celle, tout d’abord, de deux bonnes nouvelles, qu’il nous revient à nous, antiproductivistes de gauche, de répéter sans cesse. Premièrement : la planète est déjà bien assez riche pour permettre à tous les humains d’accéder au Bien-vivre (si plus de deux milliards d’humains manquent de l’essentiel, ce n’est pas qu’il n’y a pas assez, ce n’est pas parce qu’on manque, c’est simplement le fait d’un scandale politique). Deuxièmement : nous sommes au début de la fin du grand phénomène majeur que fut au 20e siècle le développement des classes moyennes (qui devaient aussi leur richesse au pillage du tiers-monde, à des siècles d’esclavagisme et de colonialisme), cette démoyennisation rampante va libérer potentiellement un nouveau sujet historique pour porter cette triple révolution que nous souhaitons (celles de la sortie du capitalisme, du productivisme et des passions tristes). Ce qui rend crédible aujourd’hui le renouveau d’une gauche antiproductiviste enfin optimiste, c’est le développement d’une écologie des pauvres face à l’écologie des riches (in Emilie Hache (dir), Ecologie politique, Amsterdam). Je pense naturellement à tous ces nouveaux gros mots qui se cherchent pour dire les nouveaux chemins de l’émancipation dont le mot d’ordre du Buen vivir constitue le meilleur emblème ; je pense au renouveau des luttes souvent victorieuses contre l’extractivisme (ce que les africains nommaient jadis les « éléphants blancs », ce que nous nommons aujourd’hui en Europe les « Grands projets inutiles imposés », les GPII). Je pense aussi bien à la fondation du Mouvement des paysans sans terre (MST) et du Mouvement des affligés par les barrages (MAB) qu’au succès de la grande marche des sans-terre en Inde, je pense enfin aux mobilisations nord-américaines qui témoignent non seulement d’une pensée écologiste de gauche puissante (Murray Bookchin) mais de combats massifs et victorieux. Rimbaud appelait au 19e siècle à redevenir des voyants. Nous devons aujourd’hui rendre visible l’invisible en témoignant non seulement de la persistance de cultures populaires, de leur nécessaire éveil pour faire face à la paupérisation rampante et à l’effondrement écologique, pour construire une grande force des gauches à la fois anticapitaliste, antiproductiviste et créatrice. Cette Objection de croissance des gauches et amoureuses du Bien-vivre est celle que j’aime, celle que j’appelle à mutualiser ses forces.

 

 

 

1 septembre 2014

A quoi bon partager ?

 

 

A quoi bon partager ?

revue La soeur de l'ange, 2012

Paul Ariès

 

 

J’avoue avoir eu souvent, ces dernières années, une gueule de bois idéologique. J’ai toujours fait l’éloge du doute mais l’horizon semblait cette fois bien bouché : serais-je donc un de ces révolutionnaires devoir apprendre à vivre sans révolution ? Je répétais certes qu’il ne fallait pas nous laisser envahir par un discours anxiogène et fataliste qui participe tant à la répression de la vie, j’aurai aimé me libérer plus tôt de cette tempête pessimiste qui fait ployer les gauches, mais j’avais besoin de cet appel du grand large que représentent aujourd’hui les mouvements pour le « Bien-vivre » et celui des « Indignés ». Vitupérer ad nauseam contre l’imposture que furent tant d’espoirs déçus et trahis aurait été en effet une perte de temps si les conditions n’étaient pas réunies pour entreprendre une bonne polémique avec l’histoire des « socialismes réels » afin de devenir un voyant capable d’apercevoir dans le ciel des divers continents les signes annonciateurs d’un nouveau socialisme, d’un éco-socialisme amoureux du Bien-vivre capable de réussir sa mue antiproductiviste et celle vers des passions joyeuses. J’avoue  avoir repris espoir avec tous ces nouveaux gros mots qui se cherchent à l’échelle planétaire pour dire les nouveaux chemins de l’émancipation : le « sumak kaway » des indigènes indiens, le « buen vivir » (Bien vivre) des gouvernements équatoriens et boliviens, les « nouveaux jours heureux » des collectifs des citoyens-résistants (clin d’œil au programme du CNR), la « vie pleine » de Rigoberta Menchu, Prix Nobel de la paix 1992,  « la sobriété prospère », « la frugalité joyeuse », « les besoins de haute nécessités » des poètes comme  Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant engagés dans le mouvement social antillais. etc. Serge Latouche use, avec raison, de formules changeantes : « convivialisme » lorsqu’il parle avec Patrick Viveret, « société d'abondance frugale » lorsqu’il soliloque...Le moment n’est pas en effet à la guerre des concepts, mais au ratissage, à la cueillette, au bouturage. J’ai parlé dans mon dernier ouvrage de socialisme gourmand (la Découverte, Mars 2012) pour penser ce qui s’invente. Tous ces nouveaux gros mots cherchent la même clef sémantique pour dire qu’il ne s’agit plus d’espérer des lendemains qui chantent…mais bien de chanter au présent. Traduction : le capitalisme n’est pas seulement un système d’exploitation diablement efficace (comme disait Lacan…en insistant sur le diablement), ce n’est pas seulement l’imposition de nouveaux modes de vie et d’objets qui vont avec, c’est aussi une réponse à nos angoisses existentielles (la peur de mourir, le sentiment de finitude)…Oui, le capitalisme nous donne à jouir même si nous devons immédiatement préciser qu’il s’agit d’une mauvaise jouissance, d’une jouissance d’avoir, d’emprise (le toujours plus de richesses économiques ou de pouvoir). Nous ne pourrons donc commencer à sortir du capitalisme et du productivisme que si nous inventons nos propres dissolvants d’angoisse existentielle, des dissolvants que je qualifie volontiers de socialistes gourmands… Nous devons opposer à la jouissance d’avoir une autre jouissance, une jouissance d’être. Nous devons nous souvenir que l’être humain est d’abord un être social. Comme le proclamait Gilles Deleuze : « Le désir est révolutionnaire parce qu’il veut toujours plus de connexions et d’agencements[1]. La  véritable particule élémentaire, ce n’est donc pas l’individu, c’est la liaison, le don, la gratuité, bref ce qui se trouve en partage. Mais en même temps, si le désir est ce qui autorise le plein déploiement de la vie, il est alors aussi ce qui permet que s’opère  l’individuation de l’individu. On peut comprendre dès lors qu’il puisse y avoir de la joie dans les maquis ou durant des grèves dures, longues, à l’issue incertaine. Autant de moments où le combat exprime « la vérité même du mouvement de l’être » c'est-à-dire la « jouissance de l’être comme jouissance d’être » (R. Mishari). Sans cette jouissance d’être, sans ce partage d’abord, le socialisme ne peut qu’être un échec. Là où le socialisme réel fut si souvent celui de la tristesse, le socialisme gourmand chemine vers une positivité existentielle ; je dis bien chemine, non parce qu’il rencontre des obstacles, mais parce que le bonheur est un acte, pas un état. La jouissance d’être n’est pas contradictoire avec la limite. Elle n’est pas davantage rectiligne. Puisque le désir est multiple et contradictoire, le Socialisme gourmand ne peut donc qu’être polymorphe, symphonique, excédentaire…C’est pourquoi le mouvement pour la réduction du temps de travail (les 32 heures, tout de suite) reste un instrument essentiel de libération. C’est pourquoi il ne peut y avoir de socialisme gourmand sans droit à un revenu garanti. Mais aucune réduction du temps de travail et aucun revenu garanti ne pourront jamais à eux seuls (nous) sortir des années du « plus de jouir » capitaliste (Luis de Miranda), ne pourront résoudre nos angoisses existentielles et nous libérer des réponses capitalistes. C’est pourquoi, il nous faut construire dès maintenant des îlots de socialisme gourmand afin de casser l’imaginaire capitaliste et ce que l’imaginaire socialiste a de capitaliste. Léon Bloy qui prévenait que la colère des dieux s’abattrait sur ceux qui oseraient toucher au désir des pauvres. Le Ciel ne nous est certes pas tombé sur la tête mais il est de plus en plus difficile d’exister réellement dans cet univers voué à la marchandise et à l’accumulation sans fin… Nous peinons à donner un sens réel à nos existences et nous sommes devenus sourds aux appels à la vie. Le vrai dissensus est aujourd’hui de parler la langue du plaisir avant même celle de la revendication. La gauche n’a pas compris que le peuple n’aurait pas de désir à opposer au capitalisme tant qu’il n’aurait pas de droit au plaisir. Le syndicalisme a régressé lorsqu’il a cessé de faire contre-société. Le féminisme a régressé en exigeant la parité ce qui a marqué le passage de la revendication du droit au plaisir à celle du droit au pouvoir. Souvenons-nous de la consternation de la gauche sage et frigide face aux cortèges féministes dans lesquels les manifestantes faisaient le symbole du vagin avec leurs mains dressées au-dessus de leur tête sous forme de triangle. C’est ce que nous essayons de résumer dans le slogan « moins de biens, plus de liens ».  

Cette objection de croissance amoureuse du Bien-vivre n’est pas celle des directeurs de consciences, ce n’est pas celle d’une décroissance austère et bigote expliquant au bon peuple comment il pourrait se passer de ce qu’il n’a pas, ce n’est pas celle de la haine de la philosophie matérialiste, trop vite confondu avec la société capitaliste d’hyper-consommation. J’emprunte ici l’argumentation sans faille de Plinio Prado : oui, nous devons en finir avec ce qui restait de philosophie antique dans  les socialismes réels et ne plus être du côté de l’ascèse. Ce programme philosophique fut aussi un programme politique qui s’est révélé néfaste. Face au rigorisme, le socialisme gourmand doit inscrire, au contraire, à son programme le droit à l’intensification et au raffinement du sensible qui n’est nullement le « jouir sans entraves ». Cette thèse est féconde parce qu’elle prend le contre-pied de celle sur la soi-disant crétinisation des masses : les gens sont moins bêtes que désespérés, moins manipulés qu’insensibilisés. Le socialisme gourmand ne prêche pas une quelconque ascèse corporelle, le refus d’un corps mauvais et putrescible dont il faudrait apprendre à se (dé)fier au profit d’une belle âme pure et immatérielle. Les politiques du « bien vivre » que nous proposons ne sont pas des incitations à s’automutiler. Nous devons réapprendre des mots et des gestes pour nous rendre disponibles aux sentiments. Jean-Luc Nancy propose celui d'adoration. Pourquoi pas si nous lui enlevons toute dimension théologique. 

 

Nous ne sommes cependant pas sans bagages pour commencer ce voyage : Je pourrai citer ce travail sur la sensibilité qu’est l’engagement militant, le fait que nos moi se frottent les uns aux autres dans une perspective qui n’est pas celle du profit ; je pourrai citer les mille façons de travailler autrement que développent le mouvement coopératif, l’économie sociale et solidaire, les mille façons de vivre autrement avec l’habitat autogéré, les  AMAP, les SEL, etc. Nous avons un bon indice de la fécondité de cette thèse dans la mesure où elle nous permet de découvrir un « socialisme en souffrance ». Je fais appel ici à une notion proposée par Jean-François Lyotard qui dit qu’une parole peut être « en souffrance » en raison de sa trop grande différence, lorsqu’elle échappe aux catégories de perception et de conceptualisation dominantes, lorsque le régime des phrases ou les genres établis sont tout simplement incapables de l'accueillir. Ainsi, les manifestations du socialisme gourmand échappent aux catégories du sentir et du dire qui sont celles des gauches moribondes. Combien a t-il fallu batailler pour convaincre que refuser la malbouffe, combattre la « sportivation » de la vie, c’est aussi faire de la politique du point de vue des dominés ? Combien fut-il difficile de faire admettre que le Slow food ou les villes lentes sont déjà des petits bouts de solution ? Rendre le socialisme gourmand possible, c’est donc d’abord le rendre perceptible. Ce socialisme en souffrance reste littéralement invisible car nos sens (comme nos idées) sont limités, claquemurés par le système. Lyotard rappelle à juste titre qu’une journée de travail n’évoque jamais la même chose pour un salarié et son patron. J’ai donc voulu rendre compte non pas d’une gauche inexistante mais d’un socialisme largement invisible. Il s’agit de nous donner des gestes, d’apprendre déjà à se « réincarner » dans nos propres corps. Le capitalisme a pénétré en nous et nous a contaminés : notre corps (personnel mais aussi celui de nos organisations) est le premier territoire à libérer. Une gauche qui fréquente trop assidument le système ne peut que devenir inauthentique. Elle (se) pense dans les catégories de nos adversaires, avec leurs agendas, leurs ordres du jour, leurs priorités et leurs limitations, leur insensibilité, leur forclusion. Nos organisations sont trop conçues comme des machines de pouvoir. Il y a souvent plus de joie dans un club de boulistes que dans le militantisme. Ne nous leurrons pas : nous avions besoin de verticalité dans nos relations tant que nous croyions à la nécessité des générations sacrifiées, car il faut bien toujours un appareil (celui de l’église comme celui du parti) pour gérer le report de la jouissance, pour gérer le sacrifice. Poser comme condition première d’un socialisme gourmand le partage immédiat du bonheur, c’est donc aussi prendre à cœur la question du pouvoir dont toutes les tragédies du 20e siècle prouvent que le grand enjeu n’est pas de le prendre, pas même de le partager, mais de s’en défaire. Libérons nos organisations pour en faire des lieux de circulation de la parole. Libérons nos projets pour réapprendre la gratuité.

Faire de la politique du point de vue des intérêts des « gens de peu » (Pierre Sensot), ce n’est pas seulement donner d’autres réponses aux questions dominantes, c’est apprendre à inventer d’autres questionnements, c’est donc ouvrir le système. La gauche est convaincue, depuis un siècle, qu’il faut d’abord faire croître le gâteau (PIB) avant de le partager. Ce principe est illusoire et…fautif. La croissance est toujours génératrice d’inégalités sociales. Elle casse les cultures populaires et toutes les formes protosocialistes d’existence. Le grand combat c’est donc de (re)développer les biens communs, d’avancer vers une société de la gratuité. On me dira que la gratuité n’existe pas, que tout a un coût…certes, mais raison de plus pour faire le bon choix ! Nous proposons d’avancer vers la gratuité du bon usage face au renchérissement voire à l’interdiction du mésusage, sans qu’il y ait de définition scientifique ou moraliste. Le bon usage est ce que les citoyens décident : pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine privée ? Cela vaut pour tous les besoins sociaux. Les collectivités qui questionnent de cette façon la population vont dans le bon sens : préfète-t-on la gratuité du stationnement pour les voitures ou celle de l’eau vitale ? Le colloque co-organisé par Le Sarkophage et la communauté d’agglomération Les lacs de l’Essonne a montré que beaucoup de gratuités existent déjà , ici, on commence par celle de l’eau vitale, ailleurs, par celle des transports en commun urbains ou de la collecte et du traitement des ordures, ailleurs encore par celle des services culturels, ou de la restauration scolaire, ailleurs encore par celle des services funéraires, etc. Tous ces petits bouts de gratuité ne font pas une révolution…mais suscitent le désir de vivre autrement. La gratuité c’est bon politiquement, car c’est une façon de reprendre la main sur la droite et la fausse gauche, c’est rappeler qu’il existe deux conceptions de la gratuité : d’une part une gratuité d’accompagnement du système (la gratuité pour les naufragés du système) mais cette gratuité-là ne va jamais sans condescendance (est-ce que vous-êtes un pauvre méritant ?) ni sans flicage (est-ce que vous êtes un vrai demandeur d’emploi), et, d’autre part, une gratuité d’émancipation, celle des communs. Ce qui est beau avec l’école publique c’est qu’on ne demande pas à l’enfant s’il est gosse de riche ou de pauvre, mais qu’il est admis en tant qu’enfant. Pourquoi ce quoi est vrai pour l’école ne devrait-il pas l’être pour le logement, l’alimentation, la santé ?

 

Toute cette stratégie pose la question du renouveau des cultures populaires entendues comme des cultures pré ou post-capitalistes. Contrairement à l’idéologie dominante, les milieux populaires n’ont pas disparus, ni la classe ouvrière, ni la paysannerie. Parler de socialisme populaire suscite beaucoup de résistances. Certaines résistances sont théoriques. D'autres, esthétiques. Le « petit peuple » n'a jamais eu bonne presse dans les milieux socialistes, à quelques rares exceptions, comme celle d'Orwell qui ne cessa jamais de chercher une sorte de « bon sens populaire ». Michel Surya cite quelques-uns des noms d'oiseaux qui servaient à Marx à disqualifier la plèbe : « masse amorphe, décomposée, ballotée », « vagabonds », « forçats sortis du bagne », « galériens en rupture de ban », « escrocs », « charlatans », « lumpenprolétariat ». Il est erroné de penser que les cultures populaires n’ont été que des sous-produits de la culture dominante, comme s’il pouvait n’exister, dans une société de classes, qu’une seule et unique façon de sentir, de penser, de rêver, d’être. Refuser la primauté des « couches moyennes », c’est refuser le fétichisme de l’économie et celui de l’État, c’est refuser la fausse solution de l’étatisation du capitalisme comme chemin d’émancipation. La centralité des couches moyennes a permis de discipliner les milieux populaires. Nous devons au contraire soutenir que les milieux populaires ont toujours expérimenté des formes de vie « autres ». Comment fait-on pour vivre (et « vivre » malgré tout) et pas seulement survivre, sans beaucoup d’argent, sans épargne, sans propriétés ? C’est pourquoi, il ne peut pas y avoir de socialisme gourmand sans appel à la subjectivité des plus pauvres, or la subjectivation requiert le langage, mieux, la prise de parole. Les mouvements sociaux récents éprouvent le besoin de renouveler la langue (les indignés, les anonymous). Le désintérêt des gauches pour le langage a accompagné l’effondrement des projets, la faiblesse des mobilisations et la crise de la créativité langagière populaire (malgré l’argot des banlieues). Il a accompagné la disparition d’une langue politique qui défie l’ordre. L’histoire des gauches se confond pourtant avec celle du pouvoir de la parole, en particulier celle des tribuns. Le langage des gauches est devenu étranger, incompréhensible pour le commun. La gauche doit retrouver sa capacité de séduction, de mobilisation mais aussi de compréhension. Je suis heureux que l’on réapprenne à se nommer et à nommer l’ennemi : une des plus grandes victoires de la bourgeoisie était d’avoir rendu innommable sa propre classe. Jacques Rancière a montré que le nom est ce qui garantit la puissance ; la naissance se fait par la parole ; priver de parole c’est renvoyer dans l’innommable. J’ajouterai que cette parole des gauches doit être aussi de rappeler que les savants n’ont pas le monopole des savoirs. Ce socialisme gourmand est enfin inséparable de ce qu’on peut nommer un socialisme moral. En parlant de morale et pire encore, de socialisme moral, je sais bien que ne manquerai pas de m'attirer les foudres de tous les gardiens du temple. Mais je suis convaincu que, face aux projets du capitalisme vert d’adapter la planète et l’humanité aux besoins du productivisme, nos vieux mots d’ordre « amoraux » seront de bien peu de poids pour s’opposer aux modifications du climat, à l’exploitation des gaz de schiste, au transhumanisme. Nous avons besoin de partager une vision de l’humanité et une conception de ses rapports à ce qui l’environne qui relève bien du jugement moral et pas seulement des savoirs scientifiques. Si le capitalisme était en effet capable de contraindre les humains à intérioriser son imaginaire amoral, alors nous ne serions déjà plus capables de nous y opposer. Sur quoi prendre appui ? Cette morale est une morale populaire puisqu’elle satisfait le plus grand nombre (les 99 %) et qu’elle entretient, comme le dit Orwell, avec les gens ordinaires des relations privilégiées. J’ajouterai que cette morale est non seulement athée mais celle des passions joyeuses. Les sentiments négatifs vont de pair avec les passions tristes qui sont celles du capitalisme. Ce choix des affects positifs n’est pas seulement conforme à l’essor des passions joyeuses qui composent le seul aliment dont peut se nourrir le « socialisme gourmand » mais c’est aussi le plus conforme aux grandes passions des gauches qui ont toujours été historiquement des affects positifs. Je pense à l’amour, au partage, à la fraternité contre la repentance, l’ordre, la peur des enfers. La gauche peut prendre les armes mais elle n’est jamais foncièrement guerrière. Elle rêve de concorde. Elle est hantée par la question de la non-violence. Ses terrains de jeu sont peu virils : la paix, le pain, la santé, l’éducation, autant de figures féminines dans son Panthéon qui ne sont d’ailleurs pas tant des allégories que de vraies femmes, des femmes du peuple, des femmes émancipées. Ce dont nous manquons pour nous insurger comme le dit aussi Miguel Benasayag, ce n’est pas de motifs de mécontentements, c’est de la joie nécessaire pour pouvoir se rebeller.

 



[1] Gilles Deleuze (avec Claire Parnet), Dialogues, Flammarion, 1995.

1 septembre 2014

quel antiproductivisme ?

http://www.dailymotion.com/video/xyavpb_anti-productivisme-paul-arie-s_news

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