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Paul ARIES - Site Officiel
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20 décembre 2013

Entretien avec Serge Letchimy, In les Z'indigné(e)s décembre 2013

Entretien avec Serge Letchimy

Président de la Région Martinique, député, ancien Maire de Fort de France, Président du Parti du Peuple Martiniquais (PPM)

 

« Dans le monde, un enfant meurt toutes les minutes, de faim, ou de malnutrition, ou broyé par une guerre. Mais ces enfants qui meurent ne se trouvent pas n’importe où sur la planète. Cette hécatombe n’a pas lieu en Occident, encore moins dans l’hémisphère Nord, jamais dans les anciens pays colonisateurs. Elle a lieu dans l’hémisphère sud, le plus souvent dans les pays jadis colonisés et particulièrement en Afrique, en Asie, ou en Amérique du Sud. Et ce n’est pas un avatar de la malédiction de Cham ! Ce n’est pas l’esprit de Cham qui nous poursuit comme un sort jeté au nègre, mais l’inévitable accomplissement d’une domination qui trouve ses racines dans l’idéologie de la race supérieure. Idéologie qui trouve dans la domination technologique et spéculative, les nouvelles justifications d’une gouvernance mondiale de prédation. Je parle de la surexploitation économique des terres et des forets (…) je parle de la politique néocoloniale d’un capitalisme financier dévastateur (..) je dénonce l’exploitation des ressources minières des pays en voie de développement et les scandales des grandes compagnies pétrolières abusant de leur position dominante, je parle du développement inconsidéré des agro-carburants au détriment de l’autosatisfaction alimentaire locale, je dénonce le marché carbone dans le cadre des luttes pour la réduction des gaz à effet de serre, au détriment des pays pauvres, et au profit des pays riches (…) L’idée que serait révolue la pensée occidentale d’une mission de civilisation est une absurdité. L’idée d’un monde multipolaire chemine de manière suffisamment poussive pour que l’uniformisation insidieuse prenne le pas sur une civilisation de la diversité. » (Serge Letchimy, Président de Région)

 

 

Paul Ariès : Les lecteurs des Z’indigné€s se souviennent de votre interpellation de Claude Guéant à l’Assemblée Nationale et de la Lettre Ouverte que vous lui avez adressée en 2012. Vous avez à l’Assemblée Nationale tenu une parole forte qui a provoqué un incident de séance avec le départ des membres du gouvernement de l’Assemblée Nationale… Il était important que ces mots fussent prononcés et qu’ils le soient par un député d’outre-mer, par un héritier de Césaire. Dans votre lettre ouverte à Claude Guéant publié le 6 février 2012 vous rappeliez que cette terre a vu naître Aimé Césaire, Frantz fanon, Edouard Glissant, vous rappeliez que ces hommes furent de grands humanistes, que leurs vies et leurs combats se sont situés en face de ces crimes que furent la traite, l’esclavage, les génocides, les immigrations inhumaines, ou la colonisation dans tous ses avatars… Vous rappeliez que si ces hommes ont combattu la pire des France, celle qui justifiait les conquêtes et les exploitations, vous n’avez jamais entendu un seul de ces hommes décréter que la civilisation européenne ou que la culture française serait inférieure à n’importe quelle autre, vous ne les avez jamais entendus prétendre que le goupillon de la chrétienté (qui a sanctifié tant de dénis d’humanité) serait plus primitif que tel bout liturgique d’une religion quelconque. Vous dites que ces hommes ont établi la distinction entre cette France de l’ombre et la France des lumières…

Serge Letchimy :  J’ai voulu dire à Monsieur Guéant qu’avec ses chasses à l’immigré, qu’avec sa célébration d’une hiérarchisation entre les cultures et les civilisations, il portait atteinte à l’honneur de son gouvernement et à l’image d’une France des Lumières qui visiblement n’est pas la sienne. Lors de mon intervention, je m’attendais à quelque chose de violent, mais pas à cette fuite du gouvernement. J’avais mûrement et longuement réfléchi à cette intervention. Je voulais cette parole forte car il fallait provoquer une prise de conscience collective. Je crois beaucoup à ces moments de régénération dont parlent Aimé Césaire et Castoriadis.  Cela permet de sortir du confort intellectuel et de l’ambigüité. Fillon est par exemple d’une ambigüité extraordinaire. Tout converge aujourd’hui pour favoriser le repli sur soi, la stigmatisation de l’autre, la xénophobie, le racisme. Ceux qui cultivent ces tendances sont objectivement responsables de la montée de l’extrême-droite, du Front national. Cette parole forte a provoqué une réaction très violente car elle a obligé une mémoire profondément enfouie à refaire surface.

Paul Ariès : cette parole était nécessaire à l’égard de la droite. Je dirai volontiers qu’elle fut aussi féconde pour les gauches. Comment expliquez-vous d’ailleurs historiquement cette faiblesse des partis politique hexagonaux en Martinique ? Avez-vous le sentiment que, comme le disait Aimé Césaire, nous n’en avons pas encore fini avec la fraternalisme ?

Serge Letchimy : Je vous remercie déjà de citer ce texte fondateur.  Comme l’écrivait en effet Césaire dans sa Lettre à Thorez : la gauche française et notamment sa mouvance communiste ne se sont jamais totalement libérées de la visée assimilationniste renforcée par la tradition jacobine. Césaire avait inventé le mot de « fraternalisme » pour désigner cette posture du grand-frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès.  Or comme l’écrivait Césaire c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas, ce dont nous ne voulons plus. Les peuples noirs sont riches d’énergie et de passion, il ne leur manque ni vigueur ni imagination, mais ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres… Césaire refusait ainsi l’assimilationnisme invétéré du parti communiste, son chauvinisme inconscient.  Nous devons tirer aujourd’hui les leçons des impasses et difficultés qui sont y compris les nôtres. C’est pourquoi nous proposons aujourd’hui de constitutionnaliser le principe d’autonomie, pour dépassionner le débat, pour sortir de l’impuissance. Nous devons dire que la société française est multiculturelle, même si elle ne le sait pas, même lorsqu’elle choisit de ne pas le savoir. L’objectif est de dépasser la puissance de l’assimilationnisme y compris dans le domaine économique. Nous devons créer une autre ferveur fondée sur une pensée écologique pour poursuivre le mouvement de l’émancipation. Nous devons revisiter les notions de richesses, de bonheur. Nous devons faire cohabiter le respect des traditions, des usages populaires et le droit de remettre en cause les énergies fossiles, nous devons refuser la centralisation. Nous devons construire en tout notre propre modèle insulaire… y compris en rouvrant le débat sur le besoin d’une économie administrée. Nous devons repenser jusqu’au concept d’indépendance. Le seul combat qui vaille est celui de l’autonomie vraie. Nous devons marcher vers un nouvel état d’esprit, celui d’une autonomie instituée dans chacun de nos choix, et ceci de manière explicite et permanente. Nous devons rester fidèles à cette conception très césairienne de la liberté qui est l’autonomie ! Une autonomie inscrite dans la Constitution, une autonomie où l’égalité, comme socle de nos diversités, n’est en aucune manière synonyme de dépendance, mais s’érige en un signe d’appartenance solidaire tout autant que d’affirmation d’une irréductible différence. C’est pourquoi nous privilégions une autonomie constitutionnelle qui garantisse à la fois le droit à l’égalité, cette conquête ancienne, et le droit à la différence, donc à l’initiative et à la responsabilité, donc à l’intelligence endogène, donc à l’autonomie, conquête moderne.


Paul Ariès : Je vois dans votre démarche novatrice quelque chose de très proche de la reconnaissance par la Bolivie et l’Equateur de la notion d’Etat plurinational, pluriculturel. J’ai envie d’établir un parallèle avec le vote par l’Assemblée de Corse, ce 27 septembre, par une large majorité de 46 voix sur 51, d’un projet de réforme visant à mentionner l’île dans la constitution pour lui accorder une plus grande décentralisation. Certains ont même parlé de « méthode Letchimy ».

Serge Letchimy : La Martinique n’est bien sûr ni la Bolivie ou l’Equateur ni même la Corse mais les questionnements et les réponses peuvent aller cependant dans la même direction. Ce n’est pas au peuple de se plier aux carences de la constitution, mais c’est à cette constitution de s’adapter aux aspirations profondes des peuples et à leurs légitimes revendications. Il s’agit donc de faire évoluer la culture de l’autonomie dans l’imaginaire politique de la France et de faire respecter le peuple Martiniquais dans sa trajectoire historique vers un monde complexe, un monde d’interdépendance, un monde aux multiples enjeux planétaires qui donne un autre sens et une autre signification aux idées d’autonomie et d’indépendance. La voie constitutionnelle apparait comme une voie sécurisant tous les articles de la Constitution sur le principe du droit à la différence dans l’égalité des droits de la République française.

 

Paul Ariès : Vous venez de lancer un très grand débat sur l’avenir de la Martinique dans les prochaines décennies. Vous renouez ainsi avec une certaine idée de la planification politique contre l’idéologie du tout-marché mais dans quelle direction souhaitez-vous que la Martinique s’engage ?

Serge Letchimy : Nous ancrons ce Plan d’Action pour le Développement de la Martinique (PADM) dans une visée de changement d’économie dans un contexte de mutation écologique. La Martinique doit passer d’une économie de dépendance et d’assistanat à une économie qui permette à la Martinique de « vivre bien » de ses propres richesses en développant notamment son autonomie alimentaire, son autonomie énergétique, en faisant du secteur de l’économie sociale et solidaire son principal levier d’évolution.  Nous allons pour cela développer des expérimentations, de véritables politiques structurantes car, comme le disait déjà Césaire, nous avons un paysage…il faut en faire un pays.

Paul Ariès : Seriez-vous d’accord pour dire avec Alberto Accosta, l’un des pères du mouvement du Buen vivir sud-américain, l’ex-Président du Conseil constitutionnel de L’Equateur, que le « bien vivre » que vous voulez ce n’est pas le « bien-être » au sens de la société d’hyperconsommation occidentale ?

Serge Letchimy : Le capitalisme nous a réduits à n’être que des consommateurs. C’est vrai dans tous les pays du monde mais peut être davantage encore en Martinique. Cette réduction nous livre corps et âme à notre « pouvoir d’achat » qui apparait désormais comme la voie royale vers le bonheur. Cette prétendue voie royale nous a fait abandonner les multiples activités humaines qui constituaient le « travail » au sens d’activité pour nous cantonner dans cet unique ouvrage que l’on appelle « l’emploi ». Nous n’avons plus que cet emploi salarié pour vivre et pour nous réaliser humainement. Le « travail » au sens d’activité était formateur d’humanité, de créativité, d’estime de soi, bref de richesses sociales. L’emploi n’est, en revanche, le plus souvent qu’une source de salaire c'est-à-dire de la rémunération d’un consommateur. Dès lors, les logiques les plus tragiques s’enclenchent : sans emploi salarié pas de pouvoir d’achat, sans pouvoir d’achat pas de consommation possible, sans consommation pas d’existence tout court. Vous avez raison de dire que la société de consommation a détruit les autres façons de vivre.

Question : Seriez-vous d’accord avec le Président de la République de l’Uruguay, « pepe » Mujica, pour dire « Il ne faut pas perdre sa vie à accumuler. C’est le besoin d’accumuler qui déforme l’intelligence des gens intelligents. Cette civilisation est une tromperie, elle fait croire qu’on pourra continuer sans cesse à accumuler et ce n’est pas vrai et elle fait croire que chacun pourra consommer autant qu’il veut et ce n’est pas vrai non plus » (in Le Sarkophage/ La vie est à nous ! de janvier 2013).

Serge Letchimy : J’aime beaucoup cette formule du Président de l’Uruguay mais Je le dis autrement avec mes propres mots. C’est le désir d’un grand pouvoir d’achat qui nous précipite tous vers l’idée d’un profit maximal, et cette idée n’atteint pas seulement les plus prédateurs, elle nous touche tous… Elle touche aussi les classes populaires d’une certaine façon.  L’idée d’un profit maximal permanent et en constante augmentation est une aberration économique, sociale, morale et un destructeur de lien social, de sens et de valeurs. Nous devons lui opposer toutes les autres dimensions humaines aujourd’hui niées et écrasés par le toujours plus. C’est pourquoi nous entendons faire de l’économie sociale et solidaire le principal levier de développement de la Martinique. Nous devons prendre appui sur ce qui subsiste de coopératives, de mutuelles, de bénévolat, d’entraide, d’artisanat, de commerce équitable, solidaire, éthique. La métropole n’a jamais manqué de plans pour favoriser la croissance économique en Martinique mais jamais pour permettre son véritable développement…

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